Robert Torris (le dernier jour à Lille)

Ci joint le récit écrit par Robert Torris (dactylographié par son arrière petite fille Quiterie Landèche) concernant les journées passées à Lille en mai 1940 juste avant l'invasion allemande et la retraite en direction de la Somme.






Les croquis  sont de la main de Robert Torris
















- LE DERNIER JOUR A LILLE -







Récit authentique de Mr Robert TORRIS relatant les derniers jours de Lille en juin 1940 avant l’occupation allemande et l’évacuation  jusqu’à la traversée de la Somme.






Quiterie Landèche






















Pour mon arrière Grand Père,
   En mémoire de cette période.





Le Dernier Jour  à  Lille


Samedi-                                 La nuit a été lourde, presque lugubre.- L’angoisse au cœur devant la tournure prise par les évènements nous nous attendons au pire, soit à la destruction de nos grandes villes, soit à leur encerclement.- L’Etat-major conserve un silence de mort, les ordres semblent se contre-dire et laissent percer le désarroi.- La presse retarde considérablement sur la situation réelle et l’emplacement de la ligne de front : nous nous faisons une idée exacte du péril en regroupant les renseignements qui nous sont donnés par les officiers de liaison qui viennent à l’Intendance.- Les colonnes motorisées allemandes ont dépassé Valenciennes, atteint Courtrai, menaçant maintenant Douai, Béthune et Doullens : le mouvement est très net, Lille menace d’être investi par l’ouest à plus ou moins longue distance.- Nous voudrions tant éviter d’être fais prisonniers !-
Depuis le 10 Mai, jour du déclenchement de la Guerre Eclair vers l’occident nous vivons en état d’alerte constant. Ces alertes se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. Il ne se passe guère plus d’heure  sans que le hululement sinistre des sirènes retentisse : on voit peu les   bombardiers allemands qui volent toujours à grande hauteur et profitent du ciel moutonneux ou des cumulus pour se dissimuler. Il faut suivre dans le ciel estompé de brume de beau temps les repères des tirs anti-aériens pour apercevoir l’ennemi : c’est en vain que l’on attend des chasseurs alliés qui doivent défendre notre ciel : les combats aériens sont très rares… que font les escadrilles anglaises du champ d’aviation de Lesquin ?- Dans la seule journée d’hier il a dù y avoir près de 19 alertes… pendant lesquelles la circulation civile est autorisée… on ne peut arrêter la vie économique du pays 20 heures sur 24 !- La seule période de calme est celle qui suit le coucher du soleil : elle cesse dès que la lune se met à briller vers 10 heures du soir.- Je profite de ce calme relatif pour aller jusque Roncq y prendre mon souper. J’assiste à l’installation du Mess des Anglais à la maison Blanche, je prends contact avec le personnel domestique, et je retourne ensuite à Lille avant la pleine nuit.-
Car si nous veillons de plus en plus, nous nous déshabillons de moins en moins ! L’atmosphère nocturne devient de plus en plus mauvaise : la défense anti-aérienne tire avec rage les rafales bruyantes –les insectes bourdonnants se font plus nombreux, plus bruyants, plus tenaces – les quelques 100 projecteurs qui entourent Lille font un halo lumineux dans le ciel, halo qu’estompe la pleine lune dans toute sa magnificence.- On vous laisse entendre qu’un ordre de repliement peut intervenir à toute minute.- Les bagages et archives des militaires sont d’ailleurs prêtes depuis trois jours : il est prudent de rester en contact permanent avec l’Etat-major, l’ordre de repliement peut être immédiatement exécutoire, et tant pis pour ceux qui, trop amis de leur lit et de leurs aises se réveilleraient coupés du groupe par quelque colonne motorisée allemande ! La plupart des officiers logent au P.C. se contentant d’une paillasse et d’une couverture.
L’Etat-major nous a refusé les autos nécessaires au  transport de notre groupe. Il paraît que le G.R.T. (Groupe Régional des Transports) nous les fournira, ainsi qu’à  tous les services de la garnison de Lille, au moment précis du repliement.
Nous voici donc prêts, avec  armes et bagages, mais à la merci de ce trop fameux G.R.T. si souvent déficient en voitures, et qui ne nous donnera pas nos autos au moment critique ! Pour tourner partiellement ce danger, tous les officiers possesseurs d’autos particulières ont amené les leurs et en nous appuyant sur l’ordre de préparation de repliement nous avons réquisitionné hier soir en ville quelques camions. Toute cette cavalerie est là à notre disposition… dans la cour de l’hôtel de l’Intendance, dans les magasins, dans les rues avoisinantes.- Nous avons toujours un minimum de moyen de transports pour amener l’évacuation des 20 officiers, du personnel militaire, et des bagages & archives…quant au personnel civil des magasins, avec femmes et enfants, il s’entassera au mieux dans ce que pourra nous donner le G.R.T. Il s’agit 190  personnes ! –
            Nuit lourde et lugubre : à la nuit tombante les officiers et leurs secrétaires achèvent les préparatifs de départ. L’ordre a été donné d’en haut « se tenir prêt ».- Les portes et les fenêtres étant plus ou moins ouvertes, défense d’allumer.- L’hôtel grouille dans le noir.- Des secrétaires civils se mêlent aux militaires personne ne veut être oublié et tous sont à l’affût d’être vite renseignés.- Les lampes de poches lancent de temps en temps quelques rayons rapides et discrets.- Des avions passent mais pas encore d’alerte. –
            Roussillon, le chauffeur de Mr de Laval m’offre gentiment la chambre et viendra me réveiller si l’on a besoin de moi.- J’accepte.- Et me voici bientôt allongé, au troisième étage,  sous les combles sur le lit si obligeamment offert.- Il est 23 heures.- Je n’ai enlevé que mes bottes et ma vareuse … il faut être prêt.- Moins de 5 minutes après, vacarme infernal… cette soupente donne directement sur le tromblon d’une sirène d’alerte et la soupente forme résonance.- Jamais alerte dans la nuit ne fut sonnée pour moi de façon plus terrifiante.- Il y avait de quoi s’enfuir… et pourtant où aller ? La douceur du lit était trop tentante… le rugissement se tût bientôt pour faire place ensuite aux explosions de la D.C.A… J’étais aux premières loges sous mon toit, les obus éclataient bas, d’un ton impérieux et menaçant.- Toute la nuit le vacarme se fit entendre  par intervalles irréguliers : Jazz modern au danses endiablées intercalées par le grand silence de la nuit.- Cette nuit-là l’ouverture d’alerte ne fut jamais suivie du signal de « fin ». –
            Assoupi malgré tout sur mon « châlit » militaire, j’ai le temps de songer. Je me revois arrivant à Lille, six semaines auparavant, affecté au service de l’habillement quelque soient mes compétences  pour  assurer, en collaboration avec mon collègue à trois galons Jean Lévy, la surveillance de la production d’usine. Des ordres impératifs émanant du ministère de la guerre exigent l’accélération de la production : il faut « sortir » des centaines de kilomètres de drap, de toiles, des millions de chaussettes, de chandails ; il faut confectionner mensuellement des effets militaires par plusieurs dizaines de mille.- La région du Nord est une merveilleuse pépinière pour la France… n’y a-t-il pas plus de 1000 usines mobilisées et travaillant pour le Service de l’Intendance sans  parler de celles qui alimentent les ministères de l’Air, de l’Armement, les Transmissions … Toutes tournent à bloc, et ce n’est pas encore suffisant ! La plupart des autres Régions militaires de France réclament à grands cris de l’alimentation en tissus… là bas il n’y a pas d’usines productrices de ces richesses indispensables à la guerre moderne… des colonies mêmes on réclame d’urgence les équipements spéciaux aux Troupes d’Afrique et de Proche-Orient.
            La ruche industrielle du Nord bourdonne d’activité.- Les stocks de matières premières et d’objets confectionnés atteignent une importance jamais atteinte.- Les usines, les magasins regorgent de ces richesses.- On a de plus créé depuis la guerre de nouvelles usines militaires, indépendamment de l’augmentation du matériel de certaines industries.- A Roubaix, installation d’un Centre de Fabrication des Cuirs : la production mensuelle atteint le chiffre de 200 000 paires de chaussures – on y trouve de superbes brodequins dont le prix de revient dépasse à peine 100 francs – chaussures de chasse – chaussures de neige – Ailleurs des bottes de caoutchouc font 150 francs- A Auxi-le-Château, des bottes de luxe pour cavaliers 400 francs, ce qui vaut 1300 dans le commerce.- A Lille, fabrication de vêtements à réchauffement électrique pour aviateurs.- A Lomme-lez-Lille, installation du Centre de Fabrication des Tissus et Atelier de coupe : l’installation seule coûte plus de 10 millions. La ruche bourdonne, on coupe près de 160.000 vêtements militaires par mois. J’en passe…
            Que nous sommes déjà loin des journées qui précédèrent la guerre ! A ce moment le Haut Commandement considérait dans les anciens plans la région industrielle du Nord et de l’Est pour zéro. Pays sacrifiés… trop près des frontières.- Mais n’avions-nous pas presque achevé la ligne Maginot,  que prolongeaient déjà les secteurs fortifiés de Meuse – Escaut – Lille et Flandres ? Le corps expéditionnaire anglais devait par la suite relier et perfectionner ces systèmes de défense et baptiser les lignes nouvelles du nom de leur maréchal « Ligne Gort » !- Défenses infranchissables en admettant même que les lignes Belges Ardennes – Canal Albert et Wavre – Meuse soient successivement enfoncées.- La France étant à l’abri de toute invasion brusquée, l’activité du Nord pouvait alors donner la pleine mesure.
            Et mon rôle consistait à en accélérer la production. C’est alors qu’à peine au courant de la nouvelle mission qui m’était confiée, que l’offensive allemande du 10 mai vint brusquement ralentir puis interrompre brutalement mes inspections d’usines. Trois jours seulement après la première rafale sur les positions belges, la charnière de Sedan sautait et l’ennemi s’engouffrait d’une marche foudroyante en direction d’Hirson – Cambrai.- Il me fallait justement me rendre aux usines de Busigny – Fourmies – le Cateau – Avesnes – Je dus y renoncer : un violent bombardement continu coupe les communications téléphoniques et arrête le travail. Les murs tremblent, les vitres sautent en éclats, il devient impossible de demander aux ouvriers de continuer le travail dans cette région. Les industriels demandent des directives…  « Que devons nous faire ? Faut-il évacuer les stocks ?» – Nous leur transmettons la réponse venue d’en haut « Pas de directives spéciales, ne pas s’affoler et continuer le travail dans la mesure du possible ».-
            Deux jours se passent encore. La situation semble s’aggraver. De source sûre, nous apprenons que les avant-gardes allemandes sont dans le Cambrésis et l’Avesnois. La poussée principale se situe en direction d’Amiens.- Chose pire encore, les officiers de liaison nous disent qu’on ne voit que très peu de troupes alliées à leur opposer… Serait-ce comme en 1914 ?- Nous avons nettement l’impression que le Nord et le Pas-de-Calais sont en danger d’être coupés du reste de la France.- Mais alors, pourquoi ce silence obstiné des ministères ? aucun ordre ne nous parvient. Nous ne savons que répondre aux industriels qui nous interrogent. S’il y avait danger, il nous semble que l’ordre d’évacuation des stocks serait donné !
            Ce n’est qu’avant-hier Jeudi que de vagues directives nous sont données. «  Commencer l’évacuation des stocks inutiles, ne conserver sur place que l’alimentation d’un mois ».- Un ordre précis me touche nominativement : je suis chargé d’assurer la coordination des évacuations entre les Intendances de Lille (desquelles dépendent toutes les usines mobilisées)-la commission de Repliement n°5- et le service militaire des chemins de fer  (Con. de Réseau n°32) et l’ingénieur en chef du Service de Navigation du réseau fluvial.-
            Je n’y suis aucunement préparé. J’ignore tout de ces services comme du plan de repliement de « Lille-Habillement ».- Ce plan à été établi avec soin par plusieurs générations d’Intendants (si l’on peut s’exprimer ainsi !)- On me dit qu’il prévoit tout.- Je regarde avec inquiétude cet important dossier… il me faudrait une journée pour le lire, huit jours pour l’étudier !  
            Mais le temps passe… Je rejette la lecture de ce fatras de prévisions. Mettons-nous à l’ouvrage avec pour tout bagage et connaissances, le plus de bon sens possible.- Jean Lévy est démoralisé, il a été brusquement rappelé de sa permission de détente qu’il passait à Avranches… Il disparaît de longues heures et l’on croit savoir qu’il prépare ses cantines personnelles pour l’évacuation.
            La journée de Jeudi se passe rapidement : je prends  contact avec Roubaix (évacuation des cuirs) avec Lille (évacuation des effets confectionnés) avec Lomme (évacuation des Tissus et Textiles)- Je vais à la gare principale m’entendre avec la Commission militaire des chemins de fer, aux gares annexes pour la récupération des wagons vides, à Lambersart pour celle des péniches- Les syndicats Coton-Laine-Lin- doivent me fournir dans les 24 heures le tonnage et le volume des matières premières et tissus en usine à évacuer…
            Des chiffres formidables me sont soumis : il faut replier 20 millions de kgs de laine……   millions de……….
……………..
            Il faut pour cela des centaines de péniches, des wagons par dizaine de mille… des moyens de chargement… et surtout du temps…
            Mes visites à la Commission de réseau et à la Navigation vont me fixer rapidement sur les possibilités du moment. A la gare d’abord je trouve le bureau du « mouvement » en chaude action : les officiers conservent tout leur calme (et il en faut !), ils mâchonnent consciencieusement leurs pipes, mais les visages soucieux, préoccupés témoignent de la gravité de leur rôle en cette période critique.- Plusieurs d’entre eux téléphonent en même temps, on leur pose des interrogations pendant les conversations téléphoniques… ils sont de petits Napoléons ou Clemenceau en chambre  car ils réalisent plusieurs choses à la fois.  J’en connaissais déjà plusieurs, ils m’accueillent avec amitié et me présentent à leur chef, le Commandant….-  Celui-ci malgré la fatigue de son labeur de jour et de nuit des ces dernières journées, m’entretient avec une affabilité et une complaisance dignes d’être notées. Il m’explique les impossibilités auxquelles il se heurte : toutes les gares sont envahies et embouteillées par les réfugiés, on leur demande des transports de troupes considérables à réaliser dans des délais impossibles, il faut faire passer les trains de blessés, la Belgique désorganisée reflue sur nos réseaux et chose plus grave… la voie de Paris, par Laon est coupée… il ne reste plus que celle d’Amiens.- Priorité doit être donnée à l’armée, puis à l’écoulement des réfugiés qui ne peuvent séjourner dans les gares sous peine d’y mourir d’inanition. Le matériel ferroviaire ne suffit plus.- Il finit par me promettre pour demain 36 wagons couverts… il m’en faudrait plusieurs centaines ! J’ai eu en sortant l’impression très nette que, même chargés, ces wagons ne partiront plus.
            A la navigation ensuite, bon accueil également. Ici c’est le calme et la paix par excellence. Il n’y a que deux officiers qui se laissent couler au fil de l’eau à la cadence de marche d’une péniche lourdement chargée.- L’officier supérieur est d’ailleurs plus que dur d’oreilles, l’officier subalterne répète en hurlant la conversation.- Ils me donnent l’assurance de pouvoir fournir toutes les péniches dont on aura besoin. Mais avec cette restriction terrible que le réseau de St Quentin est sous le feu allemand ! De l’étude de la carte il résulte que je ne puis plus diriger les péniches d’évacuation que vers la côte Nord, direction Calais.- Ils me dirigent sur le bureau de l’ingénieur civil de Lambersart qui devra exécuter mes ordres et me renseigner sur les positions actuelles de la navigation : quelques heures après, je suis fixé sur les difficultés qui m’attendent. L’ingénieur est en tournée, son bureau ne peut me donner que des renseignements imprécis… il n’ouvre qu’à 9 heures du matin, ferme à 5 heures… ne travaille pas du Samedi au Lundi… (et c’est la guerre !) …  il faut des journées pour déplacer des péniches d’un quai à l’autre… Conclusion : j’obtiendrai peut-être 10 ou 15 péniches d’ici deux jours par réquisitions d’office…mais quant à en obtenir 50 ou 100 ! Il faudrait des semaines.-
            Je me revois aux soirs de ces fameuses journées exécutant mon compte-rendu dans le bureau de l’Intendant Général – rendant compte du désastre qui se préparait – Atmosphère d’hésitations, de craintes des responsabilités, d’affolement personnel à la pensée de ce que les ministères pourraient dire si l’on prenait telle décision ou si on n’en prenait pas du tout ! Compte-rendu d’inutilité totale, puisqu’il appelait des initiatives et des directives qu’on se gardait bien de prendre ou du donner. Et ce qui était vrai dans mon service l’était pour tous les autres : partout le même concert de désolation…  « Jamais de directives, sauf des ordres de détail ridicules en temps de guerre se terminant toujours par des menaces de sanctions contre les récalcitrants ».- Le fond de l’histoire réside dans le grand désir  de l’Intendant Général d’obtenir une pension de retraite maxima : il y a encore 18 mois à tirer…d’ici là     « Surtout pas d’histoire ! »… Qu’importe la guerre, seule la pension compte ! Le pauvre ! Que deviendra sa pension si nous perdons la guerre ?-
            Cet état d’esprit se manifeste, hélas, un peu partout à tous les degrés de la hiérarchie dans le corps des officiers de carrière. On dit que l’Intendant Général Bernard, chef de la cinquième Direction du Ministère, n’aime pas prendre des initiatives,  ni innover… il est heureusement doublé par l’Intendant Jarillot plus réaliste et énergique.- Monnanteuil, le grand manitou des affectations n’est pas à approcher avec des pincettes,  ce serait un violent et un vindicatif… les mutations d’officiers s’en ressentent.- Boissel, inspecteur général à la production industrielle, est un buveur invétéré : ce pilier de café, ingurgite dès le matin bon nombre de Pernod. Son teint s’en ressent  et ses facultés aussi.- Son rôle pourtant est d’importance primordiale : c’est lui qui représente tous les industriels textiles de France ; il a accès constant et direct auprès de Daladier, ministre de la guerre, et de l’Etat-major de Gamelin. Il ne dépend que d’eux.- C’est lui qui doit contrôler, prendre contact avec tous, « adapter l’économie industrielle à l’époque à laquelle nous vivons en suggérant au Ministre toutes les innovations qui s’imposent ».- Or, Boissel avait fixé depuis plusieurs jours son passage à Lille avant le déclenchement de l’offensive allemande. Malgré la gravité de l’heure, il est venu cette semaine passer deux jours à Lille où il a convoqué les industriels représentant les principales corporations. Ceux-ci s’attendaient à recevoir de lui des renseignements et directives précises : ils se sont rendus anxieux à cette réunion.-   Celle-ci a  été décevante au-delà de toute expression : la face illuminée, cet inspecteur Général n’a fait aucune allusion à l’éventualité d’un repliement… il semblait ignorer jusqu’à l’existence même d’un danger d’invasion… il s’est assis et a dit aux industriels  « je vous écoute… exposez moi votre situation de production et faites moi des suggestions si vous en avez ».- C’est ainsi que celui qui devait parler s’est tu, que ceux qui aspiraient à être commandés lumineusement sont repartis déçus devant tant d’incompréhension.-
            Ses chefs d’unités et de service ont également leur part de responsabilités. Peut-on admettre qu’au neuvième mois de la guerre, ils n’avaient pas encore songé à doter tous leurs hommes de casques et de fusils ? La  pluie de bombes qui s’est abattue sur la France à l’aurore du 10 mai les a réveillé  subitement de leur létargie. Ce fut alors la course aux équipements : d’autant que personne n’ignorât à ce moment la merveilleuse protection que représente le nouveau casque d’acier embouti : je revois encore les hommes des champs d’aviation nous suppliant de leur en donner… plusieurs de leurs camarades obligés de courir aux avions sous la mitraille allemande avaient été sauvés par la protection du casque, les autres tombaient tués net par la balle qui ne pardonne pas.- Nos 3.000 casques de réserve furent enlevés en un tournemain et nous téléphonons au Ministère pour en demander d’urgence. Ce n’est que 48 heures après que le Ministère prescrit une « enquête dans toutes les Régions Militaires pour connaître les stocks existants, disponibles, manquants ».- L’éternelle histoire de la bureaucratie ! Indifférence, lenteur et toujours pas de casques pour la 1ere région démunie.- Nous ne les recevrons d’ailleurs jamais !-
            Dans un autre ordre d’idée : il s’agit cette fois de tranchées–abris de protection.- Le Génie a reçu l’ordre, il y a six mois, de faire une tranchée de 10m x 2 pour notre unité dans le jardin de l’hôtel, car il n’y a pas de caves : elle n’est évidemment pas encore terminée aujourd’hui malgré plus de 20 rappels. On ne peut pas, paraîtrait-il, utiliser la main d’œuvre militaire qui est réservée pour d’autres travaux ( ?), le Génie est tributaire d’un entrepreneur civil, contre lequel il ne peut prendre de sanctions.- N’a-t-il pas dû aller Dimanche dernier jusqu’à menacer les terrassiers et affectés spéciaux des dits entrepreneurs des pires sanctions pour obtenir d’eux l’effort de quelques heures de travail le Jour du Seigneur ? Ces hommes refusaient formellement de travailler, malgré la bataille qui grondait à la frontière.
            Pendant ce temps, un officier de carrière de ma connaissance, chef d’un dépôt de Guerre, s’arrachait les cheveux de désespoir en délivrant aux unités en partance des équipements et matériels neufs. Sa déformation professionnelle était telle qu’il venait de passer plusieurs mois à équiper ses troupes avec toutes les vieilleries de ses magasins, mettant avant tout son point d’honneur à posséder uniquement en stock les matériels modernes et neufs sortant d’usines.-
            Il est absolument navrant de constater un tel état d’esprit. N’est-il donc plus possible dans l’armée d’espérer l’accession légitime au grade supérieur sans faire preuve d’abnégation de toute personnalité, sans bannir cet esprit de crainte qui annihile l’individu, sans recourir à la platitude et à la fausseté ? L’officier sans fortune personnelle ou sans haute protection occulte n’est-il qu’un bagnard, enfermé dans la clôture étroite de règlements surannés, prisonnier du bon vouloir de supérieurs partiaux ? N’a-t-on réduit son idéal qu’à une seule idée fixe, celle d’agir bêtement pour contenter ses chefs en vue d’obtenir rapidement le plus de galons possible avec le corollaire final d’une riche retraite ? Je ne suis pas loin de le croire.
            Et pourtant ! La belle indépendance d’un chef, dans son unité, sous la direction éclairée et énergique de l’Etat-major, dont il dépend, doit être respectée si l’on veut qu’à tous les degrés règnent l’ordre et la discipline.- Le Général Pélissier de Félégonde, major de la garnison de Douai, comme bien d’autres ailleurs, ne sévit pas toujours contre certains fauteurs de trouble… il applique à la lettre certains ordres reçus qui n’ont pour résultat que de brimer la troupe.
Exemple : 1er ordre : les troupes de la garnison ne jouiront que d’une permission de 24 heures par mois, à prendre uniquement le Dimanche.
                    2ème ordre : L’effectif des permissionnaires ne pourra dépasser 5% de l’effectif total.
De ces deux ordres additionnés il résulte qu’on ne peut obtenir une permission de 24 heures que tous les 6 mois ! D’où mécontentement.               Par contre, les soldats ne saluent pas les officiers en ville… on tolère les plus manifestes impolitesses… parce qu’il n’y a pas d’ordres précis et récents à ce sujet. Enfin, l’autre jour, il y a eu un véritable cas de rébellion dans une caserne et l’on a étouffé toute l’affaire sans aucune sanction :
            Il s’agissait du groupe d’Armée pour la réparation et l’entretien des véhicules automobiles. Organisme lourd extrêmement important, comprenant 40 officiers, 1000 hommes et un matériel technique considérable. Nouvellement créé dans le but de dépanner les milliers de camions de la 1ère Armée, nous avions souri tristement en apprenant son recrutement… J’ai l’occasion de causer avec le chef de l’unité, un colonel et son officier d’ordonnance, capitaine.- Le colonel, tout blanchi par l’âge, homme doux et distingué – le capitaine, journaliste parisien, aimable et brillant causeur… qualités techniques = néants.- En fait d’officiers ingénieurs pour la surveillance des travaux 1 seul sur 40.- Les 1000 hommes sont des braves paysans de France qui ne connaissent guère l’intérieur des moteurs.- Tout ce petit monde a été entassé dans une caserne.- Après de longues semaines de préparatifs, le premier camion réparé sort… il roule correctement… la cadence de sortie sera ensuite de 1 auto tous les 4 jours !! La vie se poursuit paisible, les officiers aiment à boire… on fait des parties humides dans le Mess qui se prolongent indéfiniment… les soldats le savent bien. Ils en font autant.- C’est à ce moment qu’un soldat ivre-mort veut sortir de la caserne : le poste de garde lui refuse le passage devant son état.- Il en résulte une bagarre, le soldat frappe, appelle ses camarades, qui font cause commune avec lui. On court au Mess chercher les officiers, qui ne valaient guère mieux que le soldat ivre. Ceux-ci refusent de se déranger, recommandent de fermer les yeux, et… le poste de garde obéit.- Toute l’histoire court bientôt les échos de la ville… mais le major de garnison a l’oreille volontairement dure… Il n’a pas reçu d’ordres précis « d’en haut » à ce sujet.-
            Une autre chose que je ne puis digérer et qui m’empêche de bien dormir, c’est l’application des prix de la nomenclature ! Le Bulletin Officiel a tarifié autrefois toutes les fournitures militaires que l’Armée met à la disposition des soldats à titre remboursable. Le principe était à cette époque de leur fournir dans les meilleures conditions, à prix coûtant de grande série, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin.- Le principe est excellent : on a simplement oublié que depuis lors, le coût de la vie a considérablement augmenté et que les cantines à bagages, cédées aujourd’hui à 90 francs pièce, coûtent à l’état 170… que le café tarifié 19,80 francs, en vaut 25… et tout à l’avenant. Pour me satisfaire, le Ministre vient quand même de m’accorder l’application d’une hausse de 15% sur tous les prix de la nomenclature !!
            Qu’on n’aille pas penser qu’il existe un moyen quelconque pour glisser, dans l’intérêt général, à travers les mailles d’un règlement suranné.- La machine administrative, toute poussive qu’elle soit, fonctionne correctement… Toute opération quelle qu’elle soit qui ne trouve pas sa justification dans les règlements est impitoyablement rejetée aussi intéressante soit-elle. J’ai vu des unités refuser d’utiliser des champs entiers de légumes, qu’on leur offrait au cinquième de leur valeur marchande parce que leurs popotes ne voulaient pas donner la moindre prise à la critique de leurs comptes journaliers en modifiant le mode d’approvisionnement habituel de leurs cuisines.- Qu’importe donc la valse des Deniers de l’Etat si les trésoriers n’ont pas d’ennuis lors de la reddition de leurs comptes !
            J’ai pour ma part essayé à plusieurs reprises, pendant les moments où j’étais chef de service responsable, de proposer à la Direction de l’Intendance des mesures qui m’apparaissaient criantes de bon sens et qui s’accordaient dans le cadre des Règlements Généraux. Ou bien je ne recevais aucune réponse, ou bien des fins de non-recevoir en termes presque malhonnêtes. D’abord découragé, puis furieux, j’ai fini par renoncer à faire autre chose que d’exécuter les ordres, aussi idiots qu’ils pouvaient être.- C’est ainsi qu’après quelques mois de guerre, beaucoup d’officiers de réserve, arrivés à la mobilisation plein d’allant et avec la volonté d’apporter un concours sans limite à l’œuvre commune de la victoire, se sont sentis impuissants à redresser les énormes insuffisances de la vieille machine.
            J’ouvre ici une parenthèse pour donner un exemple du charme inattendu de certaines conversations téléphoniques militaires. Le demandeur est un état-major de l’Est qui demande une expédition urgente de charbon, il s’adresse comme il se doit à son fournisseur militaire, l’Intendant Etienne-Bazot, qui a grade de Commandant et est mon chef direct à l’intendance de Douai :
le demandeur : Allo ! Douai ? Service des charbons ?... Ici X, secteur                                                                   
                           postal Y… n’avons pas encore reçu…
Douai interrompt : Allo ! Ici l’Intendant Militaire Chef de Service ! Qui est                                       
                                    à l’appareil ? 
                        –le Demandeur : Ici, 3ème Bureau Etat Major X …
                        Douai reprend : Allo ! Ici, l’Intendant Militaire Chef de Service. Qui est à
                                                      l’appareil ?
((Le diapason monte de plus en plus, l’Intendant Etienne-Bazot devient rouge de colère en réclamant le nom et le grade de son lointain interlocuteur, qui les décline (il s’agit d’un lieutenant) et reste interdit au bout du fil, n’y comprenant rien… Alors d’une voix de stentor le Commandant Etienne-Bazot expectore)) :
 Douai : Eh bien ?! Monsieur le Lieutenant ! J’attends d’abord « Vos
                 respects » !
 –Une voix expirante au bout du fil : Je vous présente « mes respects »,
                                                                monsieur l’Intendant…

    –Douai : « Je les accepte, Mossieu ! ». Et maintenant « Je vous écoute ».- !!

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                Il ne fait pas de doute que l’absence de personnalité et d’allant est plus sensible parmi les officiers des bureaux, des services, des éléments territoriaux. On y rencontre couramment des ronds de cuirs, saturés de l’atmosphère nocive de l’imbroglio des D.M. (dépêches ministérielles), dont l’ambition consiste à rejeter sur les services voisins les travaux et les responsabilités. Leur état d’esprit est la conséquence inéluctable du manque d’esprit de suite du Commandement : ils chuchotent le conseil suivant « ne pas réaliser l’ordre avant d’avoir reçu le contre-ordre ».- J’ai pour ma part constaté ces six derniers mois que le plus clair de mon activité a été utilisé à confectionner les plus invraisemblables statistiques, en reprenant chaque fois les mêmes chiffres pour les présenter de façon différente. Je me demande si ce moyen est bon pour gagner la guerre ?
            Les cadres aux Armées sont plus jeunes, plus sains, plus insouciants. Ils bénéficient d’ailleurs, au point de vue administratif, de la comptabilité de campagne simplifiée… mais n’échappent pas pour cela à la plaie des statistiques. En dehors des officiers de réserve, qui en forme la grande majorité, on y trouve trois catégories d’officiers d’active bien différentes : le chic officier, breveté d’Etat-major, bon stratège, vif et sec, sympathique par son flegme et son allant.- L’officier de seconde zone qui a renoncé à sa personnalité et qui s’occupe plus de sa solde et de ses frais  de déplacements que de son service- et enfin l’officier absolument nul, poids lourd remorqué indéfiniment sous prétexte que c’est un officier de carrière.- J’en ai rencontré, absolument sourds, et de ce fait incapables de quoi que ce soit d’actif – d’autres à l’hôpital, cocaïnomanes, que les Commissions de Réforme n’osaient pas renvoyer parce qu’elles les savaient « protégés » – d’autres enfin, comme ce colonel frappé d’un coup de bambou avant l’âge, dont les états-majors se débarrassaient successivement avec le sourire en provoquant des mutations et non la réforme.
            Quoiqu’il en soit, nous ne voulons pas trop critiquer.- Nous sommes entrés en guerre avec l’impression qu’à « Temps Modernes » il faut opposer « Moyens Modernes ».- A cette époque de mécanique et de vitesse, il faut des éléments jeunes, actifs, agissant avec initiative.- Il apparaît dans l’armée que le vieux système prévaut toujours et c’est souvent l’objet de cette constatation qui alimente les conversations déçues des officiers de Réserve.


En attendant, nous voici maintenant « dans le bain » et l’armée allemande en pleine action contre nous.- J’ai fini par m’endormir dans ma soupente sonore, malgré le tir de la D.C.A. : je grogne de temps à autre dans mon subconscient lorsque l’explosion est trop rageuse. Elle l’est parfois – car on jette des bombes sur les voies ferrées entre St André et Lille Délivrance – mais je dors à moitié et mets tout ce potin sur le compte des canons anglais.
            Je suis très surpris de la vigueur du tir. Ne vient-on pas de me dire que tous les éléments de la D.C.A. française ont quitté définitivement cet après-midi leurs emplacements après avoir reçu l’ordre d’enclouer leurs canons (ils sont sur cuves et inamovibles) ? De plus, nous avons vu passer tous les projecteurs anglais qui se repliaient vers le Nord de Lille. Le lieutenant Cliche me confirmait que le front de Mons-en-Baroeul est évacué.- Je constate en effet qu’il n’y a plus de faisceaux lumineux dans le ciel et que le Tac-Tac-Tac qui prédomine provient surtout de canons à tir rapide… la défense doit être actuellement assurée par les éléments d’armée, ce qui confirme bien l’approche de l’ennemi.
            Branle-bas dans l’immeuble au petit jour. Que nous réserve cette journée ! Les bureaux sont vidés, on évolue entre les autos chargées et les caisses et cantines qui attendent la dernière minute.- Nous sommes d’ailleurs rapidement fixés… et de quelle façon inattendue !
            Un message du ministère, transmis par l’Etat-major, déclare que tous les services doivent rester sur place, que les industries doivent continuer à tourner normalement, et que quelques soient les événements aucun repliement ne peut et ne sera envisagé.-
            Nous nous regardons comme des condamnés à mort ! Jamais nous n’avions songé que nous pourrions être sacrifiés et devenir prisonniers sur ordre… et pourtant cela ne fait plus de doute.- Nous avons l’ordre de répondre aux industriels «Tout va très bien – n’écoutez pas les bobards – et travaillez paisiblement ».- Et par ailleurs, nous apprenons confidentiellement et par recoupement que l’avance foudroyante se poursuit vers Amiens.- La commission de Réseau me dit que la précarité actuelle des transports, la ligue de Paris peut être coupée d’un instant à l’autre… les wagons chargés ne partent plus… on hésite à empiler les réfugiés dans les wagons couverts encore disponibles, car l’aviation allemande prend les trains en enfilade et cisaille les toitures à coup de mitrailleuses à bout portant. Toute la circulation vers le Sud est compromise. Qu’un seul train s’arrête maintenant et c’est l’embouteillement définitif et irrémédiable.-
            L’intérieur de la Gare de Lille a été complètement évacué. Les portes extérieures sont fermées et gardées militairement. Pour parvenir à ces portes, je dois fendre la foule des réfugiés qui stationne, en attendant le prochain problématique départ, sur la place de la Gare. C’est un amoncellement de valises, de paquets, de voitures d’enfants, un méli-mélo de français, belges, hollandais, aux figures soucieuses et fatiguées.
Hélas ! Beaucoup de femmes et d’enfants… car le mari est souvent absent. Les vieilles personnes sont assises et n’en peuvent plus.- On m’arrête à chaque pas « Mr l’Officier ? … où sont les allemands ? … y’aura-t-il encore des trains ? … ».  Que voulez-vous que je réponde …
            Dans les rues de Lille, les autos filent rapidement, bondées de bagages, et toutes recouvertes de matelas. Les plus prévoyants en accumulent jusqu’à quatre épaisseurs ! Cette précaution s’explique et se justifie hélas car chacun sait le risque auquel il va s’exposer : des voitures d’évacués belges ont stationné hier et avant-hier quelques instants sur la Grand’ Place et beaucoup ont vu de leurs yeux les tragiques conséquences de l’arme aérienne. Beaucoup d’autos sont percées de balles : il y a des blessés dans certaines autos… des morts dans d’autres. Un belge est arrivé avec sa femme tuée à ses côtés, une autre où trois enfants ont été tués ensemble sur la banquette arrière.- Tous les Lillois qui disposent d’une auto s’en vont ce matin. Dans toutes les classes de la société on réalise l’imminence d’un danger… les garages, les magasins se ferment petit à petit… les persiennes se ferment un peu partout.-
            Les informes lambeaux  des services de l’arrière de l’Armée Belge qui se succédaient de temps à autre ont cessé de défiler. Il s’agissait de véhicules hétéroclites, mélangés, chargés de toutes sortes de choses diverses, sauf des armes, sur le dessus desquelles s’entassaient soldats au pompon rouge et civils ramassés au hasard des routes. Exceptionnellement un canon, une mitrailleuse ou un projecteur…- J’ai parlé un moment avec un officier belge, venant de Bruxelles, dont le moral était bien bas : Tout ça, ce n’est pas clair, disait-il, les ponts ils ne sautent pas, les défenses elles ne tiennent pas… ça va très mal… il fallait s’entendre avec la France et l’Angleterre si l’on voulait défendre la Belgique, mais ça ne s’improvise pas en un jour… mais la faute est aussi à vous avec votre sale politique !-
            Lille s’est donc vidé de tout son monde «  indépendant ».- Mais il reste toute la foule des industriels, de leurs ouvriers et les affectés spéciaux si nombreux qui sont en fait des militaires en usine.- L’ordre est précis : personne ne doit quitter, le travail continue.- Nous avons la mission de calmer les inquiétudes.- On nous demande de tous cotés des instructions et la stupéfaction est grande d’entendre nos réponses.- André Réquillart passe, lui aussi, à l’Intendance pour prendre contact : je lui communique les directives officielles tout en lui montrant les bureaux vides et les cantines prêtes à charger… que faire d’autre ?
            Mr de Laval, toujours d’un optimisme irraisonné, n’a pas perdu confiance. Je l’entends répondre inlassablement au téléphone « Non, pas d’évacuation à prévoir pour le moment, au contraire des ordres précis pour que l’activité industrielle reste tout à fait normale ». Je le sens cependant un peu nerveux, et commençant à se demander si pour finir tout cela ne vas pas mal tourner.
            La journée s’étire, longue, sans incident. Je déjeune au café du Petit Paris, au coin de la rue Royale, pour ne point m’éloigner de l’Intendance, où nous n’avons d’ailleurs plus rien à faire si ce n’est que d’espérer contre toute espérance que le contre-ordre arrive qui nous permettrait le repliement. Cet espoir tombe dans l’après-midi, après des visites successives à la direction de l’Intendance et à l’état-major de la 1ère région. Nous sommes bel et bien condamnés à être faits prisonniers et les officiers de ces deux hauts services sont aussi inquiets que nous. Toutefois nous constatons que chez eux, aussi, tout est prêt pour le départ et que l’état-major dispose d’une remarquable cavalerie motorisée dans une rue voisine !
            Bien qu’aucun espoir de départ à bref délai ne surgisse, je me décide encore à loger près de l’Intendance. Sait-on jamais !- Mais une nouvelle nuit dans ma bruyante soupente ne me tente guère.- J’ai recours à l’obligeance des concierges de Mr Emile Delessale, qui m’offre d’une façon charmante de m’installer pour la nuit sur le sofa de cuir du bureau de leur maitre : la cave est aussi à ma disposition, cave modernisée en vu des bombardements ! C’est parfait, je serai comme un prince et à deux pas de l’Intendance.
            Vers 17heures, je quitte Lille pour Roncq.- Que s’y passe t-il ? En passant à Bondues, je constate avec joie une assez grande activité sur le champ d’aviation : au lieu de six avions de chasse, il y en a une vingtaine… l’aviation anglaise va –t – elle enfin réagir ? Les avions s’envolent…la D.C.A. tire… mieux vaut ne pas séjourner ici, c’est trop tentant pour les bombardiers ennemis.-  Un détour me mène à Mont Moulin, qui dresse ses ailes altières sur son perchoir du Belcamps… Ce vieux moulin qui résiste depuis Jeanne d’Arc aux guerres et aux tempêtes ! Va-t-il revoir le feu de la bataille de 1940, ce pauvre ami qui fut si récemment encore mutilé aux quatre pieds par la pause de quatre cartouches de dynamites allemandes en 1914 ? Et le miracle se reproduira-t-il une seconde fois ? La dynamite refusera-t-elle encore d’exploser pour laisser à la postérité cette œuvre d’art d’un temps révolu ?
            Le voici… muni en effet de ses nouveaux attributs guerriers en l’espèce un poste de guet britannique… perché sur ses hauteurs… les officiers sont là haut, casqués et jumelles aux yeux qui assistent aux bombardements de la frontière belge.- De sourds grondements retentissent dans l’air, de hautes colonnes de fumées blanches et jaunes s’élèvent au-dessus du champ d’aviation de Wevelghem, d’autres volutes noires vers Courtrai et Tournai… Dans l’air pur, tandis que le soleil descend à l’horizon, le bourdonnement des avions.- Le cœur se sert devant la beauté de la soirée si tragiquement troublée par la destruction qui s’approche à grands pas. Si les allemands ont franchi l’Escaut, tout est perdu pour Roncq… Est-il possible, qu’avec la Lys, nous devenions ligne de bataille ?-
            Je recherche le bombardier allemand qu’on avait signalé abattu aux alentours du moulin. Fausse nouvelle… comme tant d’autres ! Mais alors ? comment se fait-il qu’en 1914 les duels aériens étaient si nombreux et qu’aujourd’hui avec un ciel sans cesse sillonné de bombardiers allemands, je ne puis assister ni à une bataille aérienne, ni en constater nulle part au sol les résultats ?
            En passant à la Maison Blanche occupée depuis quelques jours par le Mess de l’état-major anglais qui cantonne à Roncq, je suis étonné du calme relatif qui y règne.- La cuisine ne se fait plus au plein air comme hier (j’ai accepté de donner tout le rez-de-chaussée), les officiers, au nombre de 35, dinent dans  nos appartements, fenêtres ouvertes. Ils s’y trouvent, disent-ils, « confortable ».- Ils réclament la clef de hall pour jouir d’un accès facile aux lavabos… Je la leur donnerai tout à l’heure.- S’il n’y avait pas quelques allers et venues d’officiers en tenue de campagne et de porteurs d’ordres en motocyclette, je croirais qu’ils sont au repos et que les allemands sont à 100 lieues d’ici. En tout cas, aucun signe de départ ou même d’inquiétude.- Dans le village d’ailleurs, aucun signe d’agitation : il y a bien eu quelques départs mais dans l’ensemble, l’impression générale ne réalise pas le critique de la situation.-
            Chez Maman, Maria, Hélène, Edouard m’accueillent à bras-ouverts. Je ne veux pas les inquiéter, mais leur dis néanmoins que la situation est grave.- Je sens fort bien qu’ils ne se rendent absolument pas compte de la menace d’invasion : ils s’attendent davantage aux bombardements.- Après un souper rapide, seul dans les grands appartements de la grande maison, je pousse une pointe jusqu’ Halluin pour y voir Mr Bailleul, mon employé des Caves de Flandre.- Il part demain matin conduire sa femme à Rennes utilisant un camion des caves jusqu’à St Valéry s/ Somme, avec des membres de sa famille, Mme Vielvoye, des colis. (je saurai par la suite que le chauffeur a fait l’aller et retour en quelques heures sans aucun ennui)._
            Je donne l’ordre de fermer les caves pour trois jours et mets les camions à la disposition des ouvriers pour le cas où ils désireraient évacuer.- La gendarmerie leur a dit qu’ils devaient attendre les instructions de repliement pour évacuer, sous peine de n’avoir pas droit aux allocations du Secours National. Ils attendront donc les ordres officiels.- Il est 20heures 30 lorsque je rentre au logis : Maria se précipite au jardin à ma descente d’    auto « On vous demande de rentrer à Lille, tout de suite, tout de suite… ».
            Ceci veut dire, en langage conventionnel, que l’ordre de repliement est donné à la garnison de Lille ! Que s’est-il donc passé ? Il faut que la situation se soit bien aggravée. C’est maintenant une question de minutes… Tous les instants sont précieux il faut éviter l’encerclement par La Bassée et ensuite par la vallée de la Somme… Je quitte précipitamment nos maisons… oubliant ma petite machine à écrire pour laquelle j’avais une certaine affection… serrant avec émotion les mains des fidèles serviteurs qui restaient au poste… avec un adieu rageur au fond du cœur pour l’abandon total des choses et lieux familiers qui font aussi partie intégrante de toute vie vraiment familiale.-
            Des motocyclistes anglais, casqués, vêtus de cuirs fauves poussiéreux, cartes en mains et fusils en bandoulière entrent à la Maison Blanche au moment où j’en sors.- Sur la Grand’ Route, un long défilé d’artillerie belge tractée par auto, camouflé de branchages. Ce sont des unités d’armée, bien constituées, et qui font retraite en bon ordre. Il y en a à perte de vue.- J’en dépasse ainsi pendant dix kilomètres, jusqu’au champ d’aviation de Bondues.-
            C’est le crépuscule … demi-lumière du soir tombant d’une belle soirée de printemps. La campagne s’endort du sommeil du juste. Le ciel rose au couchant cède peu à peu le pas à Madame la Lune, qui sort de ses voiles, à l’Est, en pleine beauté.- Le dernier canon belge dépassé, je file plein gaz vers Lille, heureux de sentir ma fidèle Matford prête à toutes les corvées. Mais comme toujours aux moments critiques, il y a la paille dans la poutre… l’imprévisible ! Aux portes de Lille… crevaison ! Impossible de mettre le cric… la voiture est mal placée… J’entends de plus gronder au loin les gros tracteurs belges qui occupent les 2/3 de la route sur leur passage… et dans la nuit… Au risque de perdre mon pneu en roulant à plat, je préfère gagner un jardin ouvrier à 30 mètres de là : j’y trouve aide et bonne volonté en la personne d’un vieil ouvrier qui s’affaire pour m’aider d’une bêche et d’un lampe électrique qu’il manœuvre généreusement.-
            Enfin, j’arrive rue Royale… roue de secours crevée, pneu vraisemblablement cisaillé… avec des mains de nègre… Le convoi militaire se forme… je vais aux nouvelles… « L’ordre de repliement a été donné à 19heures 30. L’ordre « d’attendre » est arrivé il y a 5 minutes » !-
            Les minutes qui vont suivre nous paraissent terriblement longues. Nous ne savons pratiquement rien d’officiel sur la situation réelle. Le mutisme le plus absolu est gardé à l’état-major. Tout au plus savons nous que l’avance allemande se poursuit, que des femmes d’officiers ont reçu pour conseil de filer sur Abbeville toute affaire cessante, qu’il ne reste plus à Lille et environs que les « services » de la garnison, sans aucune troupe combattante ! Quelques soldats du 12ème Régional ont été rassemblés en toute hâte pour élever des barricades à la sortie de Lille, sur les routes de Tournai et de Douai… on dit que Tournai a été écrasé par la chute de nombreuses torpilles, puis occupé par les troupes allemandes, que des colonnes motorisées sont sorties de la ville et attaquent en direction de Lille… alors ? N’avons-nous plus entre nous et l’ennemi que la barricade de la porte de Douai du 12ème Régional ?
            Je m’occupe à vérifier notre convoi militaire. Il comprend pour notre groupe une quinzaine d’autos dont cinq gros camions. C’est insuffisant, et nous sommes trop lourdement chargés.-             
            Le C.F.T., chargé de nous procurer des véhicules, n’a encore rien envoyé.- C’était à prévoir.- Il finit quand même par donner avec retard deux autobus militaires pour le personnel civil des magasins : il faut y entasser 150 personnes ! Cela donne lieu à des drames.- Les hommes s’entassent les premiers, laissant femmes et enfants pour la fin ! Ils témoignent d’un égoïsme féroce.- Le Commandant Labesse, chargé de ce service, doit intervenir brutalement, les faire descendre et procéder comme il se doit au chargement, dans l’ordre, de la comptabilité, des femmes et enfants, des hommes pour finir.- On arrive à caser 70 personnes par voiture. C’est invraisemblable. (ces camions parviendront néanmoins par la suite à franchir la Somme et à atteindre Rennes avec leurs chargements complets, après maintes pannes. Notamment, toutes les côtes ont dû être montées en première vitesse, les hommes à pied poussant le camion pour l’aider à grimper ! ) .    
            La nuit est superbe. La lune éclaire comme en plein jour. Je fais mettre le convoi « à l’ombre » des maisons dans la partie obscure de la rue Royale. L’ordre est donné de dissimuler même les cigarettes, car il passe des avions bas et la D.C.A. a totalement cessé de donner signe d’existence. Nous téléphonons aux autres groupes (Lille – Lomme – Roubaix etc…), certains sont comme nous qui attendent, d’autres ne répondent plus… ils ont du déjà filer.- De petites troupes d’autos passent silencieusement dans le noir : ce sont des services qui s’en vont.- Pour être sûr de n’être pas oubliés, nous mettons des plantons à proximité des états-majors : ils nous renseignent sur les mouvements.
            Je cherche également un garage pour faire réparer mon pneu. Mais tout est vidé aux environs. Les maisons sont abandonnées.- Je vais donc confier mon sort à la Providence ! Pourvu que je ne crève pas, avec ma voiture surchargée (4 officiers-cantines dedans – cantine dessus, et remorque avec 300 kgs de bagages !).-
            Onze heures sonnent ! Toujours rien… quelques minutes avant minuit, Mr de Laval reçoit un ordre de l’Intendant Général … et c’est le bon !!
« Ordre de repliement, direction Rouen, première étape St Pol, itinéraire La Bassée – Béthune – départ immédiat – attendre nouvelles instructions St Pol. »
Un soupir général de soulagement… bien que nous ne comprenions pas l’itinéraire indiqué qui nous rapprochait des colonnes allemandes… ruée générale vers les autos… les moteurs ronflent…


Le Départ

Dimanche -0h-
            Etant donné la précision de l’itinéraire indiqué, nous ne donnons pas suite au projet de marche en convoi. Chaque conducteur est responsable de sa voiture et un gradé est placé dans chaque camion pour en assurer le commandement. Rendez-vous général au Centre de St Pol.-
           J’empile parmi les bagages de ma voiture, l’Intendant Lévy, les capitaines Lescornez et Houdiard. Nous constituons ensemble l’état-major de Lille-Habillement, car Mr de Laval tient à partir en dernier et conserve avec lui les lieutenants Cliche et Hacot et l’adjudant Delobel.- Tous les autres officiers de nos divers services sont répartis dans les autos personnelles et reçoivent les mêmes instructions.
           Après avoir passé rapidement en revue la petite colonne, je salue l’Intendant de Laval et donne le signal de départ. C’est en fait le signal de la dispersion, car, à partir de ce moment là il sera impossible de se regrouper. Nous nous retrouverons de temps à autre au hasard des routes, mais les difficultés à vaincre seront variées pour chacun et l’odyssée individuelle différente pour tous.-
           Je ne crois pas qu’il reste encore beaucoup d’hôtels habités dans cette rue Royale déserte et silencieuse. En tous cas, les quelques enracinés qui n’évacuent pas, sont certainement fixés sur notre départ. Tous les moteurs ronflent ensemble et la Fiat du LDesfossey et CT Fauvergues s’élance la première… Petite Fiat, bien rapide, qui file à l’horizon… qui prendra je ne sais quelles routes… mais qui nous devancera toujours de très très loin, sans s’embarrasser des ordres et contre-ordres qui vont suivre !
            Je vais pour ma part extrêmement prudemment. Ma roue de secours crevée me pend dans le dos comme une épée de Damoclès.      Et Dieu sait si je suis lourdement chargé. La plus grande partie de la route va être facile et sans histoire.-
            Sur l’Esplanade, des autobus vides du C.F.T. attendent sous les arbres.- Je saurai par la suite qui si certains services ont manqué de véhicules indispensables, plusieurs de ces camions sont partis à vide… faute d’instructions précises.- C’était à prévoir.-
            Boulevard Vauban, une trentaine de voitures de tourisme stationnent devant l’état-major. Il est donc encore là !
            A Haubourdin, la population évacue. Elle charge sur les trottoirs, à la lumière de la lune, des ballots sur tous les instruments disponibles, brouettes, baladeuses, vieilles autos… un poste de guet, motocyclistes français casqués et vêtus de cuir, une dizaine d’hommes, à côté d’une lanterne rouge occupent le milieu de la chaussée. Ils arrêtent les autos. Je me demande si c’est un contrôle. En fait, ils me demandent des nouvelles … « savez-vous quelque chose ? » J’ai l’impression qu’on les a mis là en surveillance, mais que ne sachant rien, ils sont inquiets.
            Plus loin dans la campagne, aux intersections de route, des postes volants britanniques du même genre. Casques, fusils, toiles de tentes sur le dos.- Ils nous font ralentir, jettent un rapide coup d’œil dans l’auto, saluent et font signe de continuer.-
            Route facile, toutes les voitures vont dans le même sens et la colonne n’est pas très dense.- Ce sont, comme nous, des services de la garnison de Lille qui se replient, éléments du Génie, dépôt du train, des voitures civiles surchargées de bagages qui nous dépassent à toute vitesse, et aussi de lents chariots de ferme avec du mobilier.- Ce qui est beaucoup plus triste et qui fend le cœur au-delà de toute expression, ce sont les usagers du trottoir ! Il y a bien des groupes jeunes, sacs au dos, au pas alerte qui partent comme en excursion. Mais l’invraisemblable, c’est de voir des mamans qui évacuent seules et à pied avec leurs mioches. Je ne le croirai pas si je ne l’avais constaté à maintes reprises sur cette route.- Rien de plus navrant et de plus incroyable que de constater ce début d’exode. Ces femmes partaient ainsi avec courage vers l’inconnu, traînant derrière elles un, deux, même trois enfants de moins de 10 ans et poussant devant elles la voiture d’enfants contenant les bagages et… le dernier né ! Quelle dose d’énergie farouche ne leur fallait-il pas pour s’engager ainsi, au milieu de cette tragique nuit, à pied sur le chemin de la souffrance, après avoir tout abandonné derrière elles ?  Se doutaient-elles, ces pauvres isolées, de la tache insurmontable à laquelle elles s’attaquaient ainsi ? Nous avions les larmes aux yeux en regardant leur marche lente, mais qui recélait malgré tout l’énergie indomptable de la femme française qui, en l’absence du mari au front, refusait l’occupation ennemie et préférait marcher jour après nuit pour pouvoir dire plus tard « voilà ce que j’ai fait ».-
Pleine lune extraordinaire. Nous voyons de loin les pylônes de Radio-Lille à Camphin. Vers Estaines-Merville, des faisceaux lumineux de projecteurs fouillent le ciel.- Nous sommes survolés à basse altitude par des avions allemands : ils suivent la route et ne peuvent pas ne pas voir le long serpent du convoi.- La D.C.A. nous envoie des obus à 200 mètres au dessus de la voiture, elle accuse la secousse à chaque explosion.- Nous mettons nos casques, et ne les quitterons plus guère pendant quelques jours.-
            A la sortie de La Bassée, nous dépassons un groupe important de projecteurs anglais au repos. Ce doit être ceux qui ont précédemment quitté Lille et qu’on utilise pas… pourquoi ? Que pense-t-on en faire ?-
            Les difficultés de circulation commencent au hameau de … . … km avant Béthune, à l’intersection de la route de Lille et de celle de … .- Le flot descendant s’est heurté à une colonne montante, artillerie française 155 long tractée par de lourds Latil d’un modèle de l’ancienne guerre : elle va prendre position vers … . Hum ! pas très maniable ce vieux matériel : lourdes pièces sur bandages métalliques, vieux tracteurs lourds au bruit de tonnerre… se déplaçant à la vitesse d’un homme au pas.- Il faut comparer ce matériel à celui des anglais, sur pneus, rapide, silencieux…Je me dis « ils ont du mérite nos petits artilleurs » !- Mais enfin, j’ai toujours grande confiance, et je trouve formidable que la France gagne ainsi les guerres.- Je saute hors de ma Matford au moment de l’embouteillement et converse avec les artilleurs : ils sont bronzés, maigres, barbus, mais toujours souples et blagueurs.- Ont-ils été déjà engagés ?- Et comment donc ! me répondent-ils ! et ça ne va pas mal du tout… Nous leur avons déjà flanqué une de ces royales tripotés dans la région de  ….. on ne vous dit que ça ! et nous faisons maintenant une giratoire pour remettre ça au prochain tournant ! … Au revoir, mon capitaine …
            Un coup de sifflet vient de remettre en route le lent et bruyant convoi… Je ne peux m’empêcher de comparer ce magnifique moral, ces soldats inconnus qui montent en ligne confiants et sûrs de leur vieux matériel, avec la foule de nos services qui prennent actuellement la route opposée.- D’un autre côté, à quoi servirait de se faire bêtement prisonnier ?- Bien conduite et bien outillée, l’armée française doit être absolument invincible : les quelques jours que je vais passer en contact étroit avec mes hommes vont me confirmer dans cette impression. Le soldat français est courageux, intelligent, d’un superbe ressort, mais il faut savoir le prendre, le comprendre. L’esprit communiste a fait des ravages, je vais m’en apercevoir dès aujourd’hui… tout à l’heure les hommes seront fatigués, l’angoisse au cœur pour les femmes et les enfants laissés sans argent derrière eux, leurs maisons bientôt livrées à l’envahisseur, des ordres et des contre-ordres qu’ils ne comprennent pas, ils auront faim aussi… car le ravitaillement n’a pas été prévu… les soldats ne diront rien, mais je constaterai avec stupéfaction du très mauvais esprit chez les sous-officiers, le sergent chef Sa… les sergents Po et surtout Fl… .- J’ai causé longtemps avec eux, je leur ai expliqué beaucoup de choses. Ils sont intelligents et ont vite compris.- Le mauvais esprit a cessé de souffler en 24 heures : j’ai trouvé ensuite chez eux la meilleure bonne volonté, un désir manifeste d’aller au devant de mes ordres, et ma meilleure récompense fut ensuite de constater leurs regrets sincères de me quitter quand les circonstances exigèrent la dispersion de l’unité. Je pouvais tout demander à ces braves types : il suffisait de se bien comprendre.-
            L’embouteillage est tout à fait sérieux. La rue est étroite dans le village. Les gros canons occupent une large partie de la chaussée ; on voit leur longue masse étendue sur les affûts, dominée par les tracteurs haut perchés : les voitures de tourisme des évacués se serrant d’abord sur le bord des trottoirs, comme des petites puces inquiètes. Puis d’autres autos trop pressées doublent les premières et se font coincer. On entend rouspéter dans le noir… car il fait ici très noir.- C’est le contraste avec la campagne illuminée de lune… Le village forme un boyau dans l’ombre… si la voûte reste claire, là c’est le méli-mélo dans la bouteille à l’encre. Je me trouve bientôt obligé de suivre une file sur un trottoir… de l’autre côté c’est la même chose… dans ce boyau étroit il y a maintenant trois colonnes descendantes et une autre montante… et de quelle importance !! Je sens ma remorque qui fait des bonds impressionnants, puis mon carter touche le sol… je vais tout démolir si ça continue. Heureusement ça ne continue pas … car tout le monde est bientôt parfaitement bloqué.- Comme rien ne bouge après quelques minutes et qu’une petite route s’offre à ma droite, je m’y engage, décidé à faire au petit bonheur un mouvement « giratoire » (comme dit l’artilleur) à travers la campagne en vue d’éviter l’embouteillage et me rapprocher de Béthune.- Au bout d’1/4  heure de tours et détours, je suis à peu prés totalement désorienté, en présence d’un carrefour de campagne à 5 routes… il faut me renseigner. Pendant que j’étudie le sol comme un Peau-Rouge arrivent deux ombres dans la nuit. Qui donc, à 1 heure du matin peut circuler ici ? je vous le donne en mille… Il me semble reconnaître le casque anglais … oui… j’interroge ces noctambules militaires et ils me répondent « avec des voix de femme »! J’en suis resté absolument abasourdi et s’ils avaient été parachutistes ennemies, je n’aurais pu réagir à « l’émotion ».- Les visages roses et souriants de ces jeunes anglaises, infirmières en goguette, me rassurèrent rapidement et c’est ainsi que quelques minutes après par les corons miniers, je traversai rapidement Béthune endormi, pour gagner la route de St Pol.-
            Bruay.- Un seul avion repose sur le petit champ d’aviation.- La densité du flot descendant des voitures à tendance à s’épaissir, mais aucun arrêt nulle part.- En sens inverse circulation presque inexistante, si ce n’est ces camions anglais qui vont toujours très vite et ne transportent jamais grand’chose.- Et pourtant… je m’attends à chaque instant à voir monter les renforts dont nous avons certainement besoin pour colmater les brèches faites un peu partout par les chars allemands. J’ai vu hier des officiers arrivant de Maubeuge où ils étaient en contact direct avec les tanks : je sais par eux qu’il y a là un « trou »… il faudra bien que les renforts passent quelque part pour le boucher, ce trou !- Vais-je les rencontrer, ces renforts ?-
            A …. km de St Pol, à hauteur de l’intersection des routes de Bruay et de Lillers c’est l’embouteillage complet.- En admettant même que la circulation soit faite strictement à sens unique, l’étroitesse des rues de St Pol ne permet pas l’écoulement du flot de voitures venant de trois directions. Il faudrait un service d’ordre considérable : quelques soldats et officiers de bonne volonté se dépensent sans compter… On me dit qu’on a vu « un gendarme » qui demande de garder un côté de la route pour une colonne montante…- Toujours est-il que je parviens péniblement à la fameuse intersection, qui constitue actuellement le point sensible de la circulation.- Il y a là tout un convoi anglais de voitures de la croix rouge qui demande de grâce le passage : il se heurte à la masse des autos qui se replient, et qui, comme de juste en l’absence de service d’ordre, se doublent, se triplent. Chaque minute passée à l’arrêt complique la situation, c’est derrière 100-500-1000 voitures de plus qui achèvent l’encombrement.-
            Un petit capitaine des troupes coloniales, béret de chasseur sur la tête, croissant de Mahomet au revers, revolver au point, cache-nez au cou (car il fait frisqué) me demande la carte que j’ai à la main. Il piétine de fureur.- J’arrive à comprendre qu’il est bloqué dans St Pol depuis plus de deux heures avec un convoi de 400 autos qu’on attend en ligne de toute urgence : pas moyen d’avancer, chaque minute perdue peut avoir des conséquences terribles ! Quel tragique drame que de constater que l’armée en retraite empêche de passer les renforts –car il ne peut s’agir que des renforts tant espérés – et, en retardant leur passage, accélère sa perte… Un autre officier signal l’intérêt majeur qui réside à débloquer ce carrefour avant l’aurore, car voici deux jours de suite que les allemands viennent le mitrailler au petit jour. Il est 2heures du matin.-
            Constatant l’inutilité des efforts qui, après ½ heure de manœuvres, n’ont permis le passage qu’à 30 voitures sanitaires, sans faire avancer d’un seul pouce la marée descendante, je propose la seule mesure possible qui puisse dégorger la route de Bruay que doit emprunter le convoi pourtant.- J’ai constaté que la route montant vers le Nord (Lillers) est peu encombrée, qu’une route de traverse permet de regagner l’Ouest de St Pol après 20 km de détour.- En avant la musique ! Nous canalisons toute la circulation par ce circuit, tandis que les habitués de la route de Paris-Plage nous agonisent de sottises !... Quelques petites velléités de désobéissance… mais c’est la nuit … c’est la guerre… et dans l’ombre brille le canon des revolvers… tout le monde obéit. Le résultat est rapide, dès que 2 ou 300 autos sont passées, la colonne militaire sanitaire se fraie une route et sa cadence de marche augmente rapidement.-
            Je pars à mon tour en direction de Lillers, puis de …. pour regagner St Pol par les petits chemins. Sur les hauteurs de …. des camions anglais déchargent des montagnes de munitions tous les 300 mètres sur les bas-côtés de la route, il semblerait qu’une ligne provisoire de défense britannique s’ammorce ici, face à l’Est.- Dans le creux des vallons des longues  théories (sic)  de camions anglais « vides » dorment d’un sommeil paisible sous le regard bienveillant d’une sentinelle.- Je me perds quelque peu dans les petits chemins, je tourne trop vite à gauche et me retrouve, après 25 minutes d’auto, à ma grande désolation exactement à mon point de départ « au point sensible » alors que « le petit jour » vient de naître. Ma consolation, c’est de constater qu’il n’y a plus d’embouteillage… c’est d’assister au défilé à pleine allure des 400 camions de renforts… mais ma désolation c’est de constater qu’il s’agit « de camions vides » qu’on appelle simplement pour des déplacements de troupe !-
            Il fait clair maintenant. Le convoi montant passe vite et régulièrement. Mais notre colonne descendante va désespérément lentement : quelques mètres toutes les 5 minutes… Nous sommes à cet instant submergés par une vague de cyclistes belges : ils nous dépassent à toute allure par la droite, par la gauche, s’interpellant de loin avec des voix de stentor si particulières aux flamands… ils bourlinguent entre les voitures d’un côté à l’autre des fossés sans s’occuper le moins du monde s’ils gênent la circulation militaire… et ils la gênent ; les camions militaires doivent sans cesse freiner pour éviter les accidents.- Tous ces bécaniers sont pourtant en uniforme et ils devraient faire attention. La grande majorité relève de régiment de chasseurs ardennais. Petits hommes râblés, bien découplés, agiles et jeunes. Tenue élégante, de couleur réséda, bandes molletières bleue marine, bérets basques bleu et réséda, fièrement collés sur le coin d’une oreille. Tout ce qu’il faut pour former un groupe-franc, ou des unités d’attaque.-
            Contrastant avec eux, voici les gendarmes belges avec leurs sombres houppelandes, et tout le personnel des chemins de fer, galonné comme des généraux d’autrefois, et coiffé de l’invraisemblable képi noir et rouge à multiples étages.- Tout ce monde roule à tout allure, sans aucun bagage, sans aucune arme, sauf la gourde des coureurs qu’on lampe de temps à autre. C’est une véritable course cycliste du  temps de paix… on s’enfuit sans remords apparent… je dirais même avec la plus grande insouciance.-
            Je dois encore intervenir à maintes reprises avec le Capitaine Houdiard auquel je rends ici hommage pour son dévouement de tous les instants, pour améliorer la circulation.- Les chasseurs ardennais obéissent bien en général, il semble y avoir esprit de discipline, et je suis étonné de me voir salué par eux à plusieurs reprises au passage alors que personne ne salue en dehors d’eux.- Je commence à être exaspéré par les voitures belges qui cherche toujours à doubler la file : c’est toujours des belges et bien rarement des français : un peu plus tard, il faudra pour eux en venir à la menace du pistolet.-
            Nous ne parviendrons ainsi à pénétrer dans St Pol qu’à 6heures 30 du matin. Nos derniers 4km ont été avalé en 2heures, c'est-à-dire à la vitesse de 2 km/h !- Il y a bien eu quelques avions dans le ciel, mais comme la D.C.A. n’intervient pas nous supposons qu’ils ne sont pas allemands.- Nous sommes quelque peu surpris à l’entrée de St Pol de constater comme un mouvement de reflux dans la circulation, des voitures militaires remontent en sens inverse… Nous reconnaissons des unités de Lille parties en même temps que  nous… Le Capitaine Houdiard parti à pied en avant en reconnaissance revient avec les bras au ciel… Que se passe-t-il ?... 

(suite dans le doc Word)
















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