
Les croquis sont de la main de Robert Torris

- LE DERNIER JOUR A LILLE -
Récit
authentique de Mr Robert TORRIS relatant les derniers jours de Lille en
juin 1940 avant l’occupation allemande et l’évacuation jusqu’à la
traversée de la Somme.
Quiterie Landèche
Pour mon arrière Grand Père,
En mémoire de cette période.
Le Dernier Jour à Lille
Samedi-
La nuit a été lourde, presque lugubre.-
L’angoisse au cœur devant la tournure prise par les évènements nous nous
attendons au pire, soit à la destruction de nos grandes villes, soit à
leur encerclement.- L’Etat-major conserve un silence de mort, les ordres
semblent se contre-dire et laissent percer le désarroi.- La presse
retarde considérablement sur la situation réelle et l’emplacement de la
ligne de front : nous nous faisons une idée exacte du péril en
regroupant les renseignements qui nous sont donnés par les officiers de
liaison qui viennent à l’Intendance.- Les colonnes motorisées allemandes
ont dépassé Valenciennes, atteint Courtrai, menaçant maintenant Douai,
Béthune et Doullens : le mouvement est très net, Lille menace d’être
investi par l’ouest à plus ou moins longue distance.- Nous voudrions
tant éviter d’être fais prisonniers !-
Depuis
le 10 Mai, jour du déclenchement de la Guerre Eclair vers l’occident
nous vivons en état d’alerte constant. Ces alertes se succèdent à un
rythme de plus en plus rapide. Il ne se passe guère plus d’heure sans
que le hululement sinistre des sirènes retentisse : on voit peu les
bombardiers allemands qui volent toujours à grande hauteur et profitent
du ciel moutonneux ou des cumulus pour se dissimuler. Il faut suivre
dans le ciel estompé de brume de beau temps les repères des tirs
anti-aériens pour apercevoir l’ennemi : c’est en vain que l’on attend
des chasseurs alliés qui doivent défendre notre ciel : les combats
aériens sont très rares… que font les escadrilles anglaises du champ
d’aviation de Lesquin ?- Dans la seule journée d’hier il a dù y avoir
près de 19 alertes… pendant lesquelles la circulation civile est
autorisée… on ne peut arrêter la vie économique du pays 20 heures sur
24 !- La seule période de calme est celle qui suit le coucher du
soleil : elle cesse dès que la lune se met à briller vers 10 heures du
soir.- Je profite de ce calme relatif pour aller jusque Roncq y
prendre mon souper. J’assiste à l’installation du Mess des Anglais à la
maison Blanche, je prends contact avec le personnel domestique, et je
retourne ensuite à Lille avant la pleine nuit.-
Car
si nous veillons de plus en plus, nous nous déshabillons de moins en
moins ! L’atmosphère nocturne devient de plus en plus mauvaise : la
défense anti-aérienne tire avec rage les rafales bruyantes –les insectes
bourdonnants se font plus nombreux, plus bruyants, plus tenaces – les
quelques 100 projecteurs qui entourent Lille font un halo lumineux dans
le ciel, halo qu’estompe la pleine lune dans toute sa magnificence.- On
vous laisse entendre qu’un ordre de repliement peut intervenir à toute
minute.- Les bagages et archives des militaires sont d’ailleurs prêtes
depuis trois jours : il est prudent de rester en contact permanent avec
l’Etat-major, l’ordre de repliement peut être immédiatement exécutoire,
et tant pis pour ceux qui, trop amis de leur lit et de leurs aises se
réveilleraient coupés du groupe par quelque colonne motorisée
allemande ! La plupart des officiers logent au P.C. se contentant d’une
paillasse et d’une couverture.
L’Etat-major
nous a refusé les autos nécessaires au transport de notre groupe. Il
paraît que le G.R.T. (Groupe Régional des Transports) nous les fournira,
ainsi qu’à tous les services de la garnison de Lille, au moment précis
du repliement.
Nous
voici donc prêts, avec armes et bagages, mais à la merci de ce trop
fameux G.R.T. si souvent déficient en voitures, et qui ne nous donnera
pas nos autos au moment critique ! Pour tourner partiellement ce danger,
tous les officiers possesseurs d’autos particulières ont amené les
leurs et en nous appuyant sur l’ordre de préparation de repliement nous
avons réquisitionné hier soir en ville quelques camions. Toute cette
cavalerie est là à notre disposition… dans la cour de l’hôtel de
l’Intendance, dans les magasins, dans les rues avoisinantes.- Nous avons
toujours un minimum de moyen de transports pour amener l’évacuation des
20 officiers, du personnel militaire, et des bagages &
archives…quant au personnel civil des magasins, avec femmes et enfants,
il s’entassera au mieux dans ce que pourra nous donner le G.R.T. Il
s’agit 190 personnes ! –
Nuit lourde et lugubre : à la nuit tombante les officiers et leurs
secrétaires achèvent les préparatifs de départ. L’ordre a été donné d’en
haut « se tenir prêt ».- Les portes et les
fenêtres étant plus ou moins ouvertes, défense d’allumer.- L’hôtel
grouille dans le noir.- Des secrétaires civils se mêlent aux militaires
personne ne veut être oublié et tous sont à l’affût d’être vite
renseignés.- Les lampes de poches lancent de temps en temps quelques
rayons rapides et discrets.- Des avions passent mais pas encore
d’alerte. –
Roussillon, le chauffeur de Mr de Laval m’offre gentiment la chambre et
viendra me réveiller si l’on a besoin de moi.- J’accepte.- Et me voici
bientôt allongé, au troisième étage, sous les combles sur le lit si obligeamment offert.- Il est 23 heures.- Je n’ai enlevé que mes bottes et ma vareuse …
il faut être prêt.- Moins de 5 minutes après, vacarme infernal… cette
soupente donne directement sur le tromblon d’une sirène d’alerte et la
soupente forme résonance.- Jamais alerte
dans la nuit ne fut sonnée pour moi de façon plus terrifiante.- Il y
avait de quoi s’enfuir… et pourtant où aller ? La douceur du lit était
trop tentante… le rugissement se tût bientôt pour faire place ensuite
aux explosions de la D.C.A… J’étais aux premières loges sous mon toit,
les obus éclataient bas, d’un ton impérieux et menaçant.- Toute la nuit
le vacarme se fit entendre par intervalles irréguliers : Jazz modern au
danses endiablées intercalées par le grand silence de la nuit.- Cette
nuit-là l’ouverture d’alerte ne fut jamais suivie du signal de « fin ». –
Assoupi
malgré tout sur mon « châlit » militaire, j’ai le temps de songer. Je
me revois arrivant à Lille, six semaines auparavant, affecté au service
de l’habillement quelque soient mes compétences pour assurer, en
collaboration avec mon collègue à trois galons Jean Lévy, la
surveillance de la production d’usine. Des ordres impératifs émanant du
ministère de la guerre exigent l’accélération de la production : il faut
« sortir » des centaines de kilomètres de drap, de toiles, des millions
de chaussettes, de chandails ; il faut confectionner mensuellement des
effets militaires par plusieurs dizaines de mille.- La région du Nord
est une merveilleuse pépinière pour la France… n’y a-t-il pas plus de
1000 usines mobilisées et travaillant pour le Service de l’Intendance
sans parler de celles qui alimentent les ministères de l’Air, de
l’Armement, les Transmissions … Toutes tournent à bloc, et ce n’est pas
encore suffisant ! La plupart des autres Régions militaires de France
réclament à grands cris de l’alimentation en tissus… là bas il n’y a pas
d’usines productrices de ces richesses indispensables à la guerre
moderne… des colonies mêmes on réclame d’urgence les équipements
spéciaux aux Troupes d’Afrique et de Proche-Orient.
La ruche industrielle du Nord bourdonne d’activité.- Les stocks de
matières premières et d’objets confectionnés atteignent une importance
jamais atteinte.- Les usines, les magasins regorgent de ces richesses.-
On a de plus créé depuis la guerre de nouvelles usines militaires,
indépendamment de l’augmentation du matériel de certaines industries.- A
Roubaix, installation d’un Centre de Fabrication des Cuirs : la
production mensuelle atteint le chiffre de 200 000 paires de chaussures –
on y trouve de superbes brodequins dont le prix de revient dépasse à
peine 100 francs – chaussures de chasse – chaussures de neige – Ailleurs
des bottes de caoutchouc font 150 francs- A Auxi-le-Château, des bottes
de luxe pour cavaliers 400 francs, ce qui vaut 1300 dans le commerce.- A
Lille, fabrication de vêtements à réchauffement électrique pour
aviateurs.- A Lomme-lez-Lille, installation du Centre de Fabrication des
Tissus et Atelier de coupe : l’installation seule coûte plus de 10
millions. La ruche bourdonne, on coupe près de 160.000 vêtements
militaires par mois. J’en passe…
Que nous sommes déjà loin des journées qui précédèrent la guerre ! A ce
moment le Haut Commandement considérait dans les anciens plans la
région industrielle du Nord et de l’Est pour zéro. Pays sacrifiés… trop
près des frontières.- Mais n’avions-nous pas presque achevé la ligne
Maginot, que prolongeaient déjà les secteurs fortifiés de Meuse –
Escaut – Lille et Flandres ? Le corps expéditionnaire anglais devait par
la suite relier et perfectionner ces systèmes de défense et baptiser
les lignes nouvelles du nom de leur maréchal « Ligne Gort » !- Défenses
infranchissables en admettant même que les lignes Belges Ardennes – Canal Albert et Wavre – Meuse
soient successivement enfoncées.- La France étant à l’abri de toute
invasion brusquée, l’activité du Nord pouvait alors donner la pleine
mesure.
Et mon rôle consistait à en accélérer la production. C’est alors qu’à
peine au courant de la nouvelle mission qui m’était confiée, que
l’offensive allemande du 10 mai vint brusquement ralentir puis
interrompre brutalement mes inspections d’usines. Trois jours seulement
après la première rafale sur les positions belges, la charnière de Sedan sautait
et l’ennemi s’engouffrait d’une marche foudroyante en direction
d’Hirson – Cambrai.- Il me fallait justement me rendre aux usines de
Busigny – Fourmies – le Cateau – Avesnes – Je dus y renoncer : un
violent bombardement continu coupe les communications téléphoniques et
arrête le travail. Les murs tremblent, les vitres sautent en éclats, il
devient impossible de demander aux ouvriers de continuer le travail dans
cette région. Les industriels demandent des directives… « Que devons
nous faire ? Faut-il évacuer les stocks ?» – Nous leur transmettons la
réponse venue d’en haut « Pas de directives spéciales, ne pas s’affoler
et continuer le travail dans la mesure du possible ».-
Deux jours se passent encore. La situation semble s’aggraver. De source
sûre, nous apprenons que les avant-gardes allemandes sont dans le
Cambrésis et l’Avesnois. La poussée principale se situe en direction
d’Amiens.- Chose pire encore, les officiers de liaison nous disent qu’on
ne voit que très peu de troupes alliées à leur opposer… Serait-ce comme
en 1914 ?- Nous avons nettement l’impression que le Nord et le
Pas-de-Calais sont en danger d’être coupés du reste de la France.- Mais
alors, pourquoi ce silence obstiné des ministères ? aucun ordre ne nous
parvient. Nous ne savons que répondre aux industriels qui nous
interrogent. S’il y avait danger, il nous semble que l’ordre
d’évacuation des stocks serait donné !
Ce n’est qu’avant-hier Jeudi que de vagues directives nous sont
données. « Commencer l’évacuation des stocks inutiles, ne conserver sur
place que l’alimentation d’un mois ».- Un ordre précis me touche
nominativement : je suis chargé d’assurer la coordination des
évacuations entre les Intendances de Lille (desquelles dépendent toutes
les usines mobilisées)-la commission de Repliement n°5- et le service
militaire des chemins de fer (Con. de Réseau n°32) et l’ingénieur en
chef du Service de Navigation du réseau fluvial.-
Je n’y suis aucunement préparé. J’ignore tout de ces services comme du
plan de repliement de « Lille-Habillement ».- Ce plan à été établi avec
soin par plusieurs générations d’Intendants (si l’on peut s’exprimer
ainsi !)- On me dit qu’il prévoit tout.- Je regarde avec inquiétude cet important dossier… il me faudrait une journée pour le lire, huit jours pour l’étudier !
Mais le temps passe… Je rejette la lecture de ce fatras de prévisions.
Mettons-nous à l’ouvrage avec pour tout bagage et connaissances, le plus
de bon sens possible.- Jean Lévy est démoralisé, il a été brusquement
rappelé de sa permission de détente qu’il passait à Avranches… Il
disparaît de longues heures et l’on croit savoir qu’il prépare ses
cantines personnelles pour l’évacuation.
La journée de Jeudi se passe rapidement : je prends contact avec
Roubaix (évacuation des cuirs) avec Lille (évacuation des effets
confectionnés) avec Lomme (évacuation
des Tissus et Textiles)- Je vais à la gare principale m’entendre avec
la Commission militaire des chemins de fer, aux gares annexes pour la
récupération des wagons vides, à Lambersart pour celle des péniches- Les
syndicats Coton-Laine-Lin- doivent me fournir dans les 24 heures le
tonnage et le volume des matières premières et tissus en usine à
évacuer…
Des chiffres formidables me sont soumis : il faut replier 20 millions de kgs de laine…… millions de……….
……………..
Il faut pour cela des centaines de péniches, des wagons par dizaine de
mille… des moyens de chargement… et surtout du temps…
Mes visites à la Commission de réseau et à la Navigation vont me fixer
rapidement sur les possibilités du moment. A la gare d’abord je trouve
le bureau du « mouvement » en chaude action : les officiers conservent
tout leur calme (et il en faut !), ils mâchonnent consciencieusement
leurs pipes, mais les visages soucieux, préoccupés témoignent de la
gravité de leur rôle en cette période critique.- Plusieurs d’entre eux
téléphonent en même temps, on leur pose des interrogations pendant les
conversations téléphoniques… ils sont de petits Napoléons ou Clemenceau
en chambre car ils réalisent plusieurs choses à la fois. J’en
connaissais déjà plusieurs, ils m’accueillent avec amitié et me
présentent à leur chef, le Commandant….- Celui-ci malgré la fatigue de
son labeur de jour et de nuit des ces dernières journées, m’entretient
avec une affabilité et une complaisance dignes d’être notées. Il
m’explique les impossibilités auxquelles il se heurte : toutes les gares
sont envahies et embouteillées par les réfugiés, on leur demande des
transports de troupes considérables à réaliser dans des délais
impossibles, il faut faire passer les trains de blessés, la Belgique
désorganisée reflue sur nos réseaux et chose plus grave… la voie de
Paris, par Laon est coupée… il ne reste plus que celle d’Amiens.-
Priorité doit être donnée à l’armée, puis à l’écoulement des réfugiés
qui ne peuvent séjourner dans les gares sous peine d’y mourir
d’inanition. Le matériel ferroviaire ne suffit plus.- Il finit par me
promettre pour demain 36 wagons couverts… il m’en faudrait plusieurs
centaines ! J’ai eu en sortant l’impression très nette que, même
chargés, ces wagons ne partiront plus.
A la navigation ensuite, bon accueil également. Ici c’est le calme et
la paix par excellence. Il n’y a que deux officiers qui se laissent
couler au fil de l’eau à la cadence de marche d’une péniche lourdement
chargée.- L’officier supérieur est d’ailleurs plus que dur d’oreilles,
l’officier subalterne répète
en hurlant la conversation.- Ils me donnent l’assurance de pouvoir
fournir toutes les péniches dont on aura besoin. Mais avec cette
restriction terrible que le réseau de St Quentin est sous le feu
allemand ! De l’étude de la carte il résulte que je ne puis plus diriger
les péniches d’évacuation que vers la côte Nord, direction Calais.- Ils
me dirigent sur le bureau de l’ingénieur civil de Lambersart qui devra
exécuter mes ordres et me renseigner sur les positions actuelles de la
navigation : quelques heures après, je suis fixé sur les difficultés qui
m’attendent. L’ingénieur est en tournée, son bureau ne peut me donner
que des renseignements imprécis… il n’ouvre qu’à 9 heures du matin,
ferme à 5 heures… ne travaille pas du Samedi au Lundi… (et c’est la
guerre !) … il faut des journées pour déplacer des péniches d’un quai à
l’autre… Conclusion : j’obtiendrai peut-être 10 ou 15 péniches d’ici
deux jours par réquisitions d’office…mais quant à en obtenir 50 ou 100 !
Il faudrait des semaines.-
Je me revois aux soirs de ces fameuses journées exécutant mon
compte-rendu dans le bureau de l’Intendant Général – rendant compte du
désastre qui se préparait – Atmosphère d’hésitations, de craintes des
responsabilités, d’affolement personnel à la pensée de ce que les
ministères pourraient dire si l’on prenait telle décision ou si on n’en
prenait pas du tout ! Compte-rendu d’inutilité totale, puisqu’il
appelait des initiatives et des directives qu’on se gardait bien de
prendre ou du donner. Et ce qui était vrai dans mon service l’était pour
tous les autres : partout le même concert de désolation… « Jamais de
directives, sauf des ordres de détail ridicules en temps de guerre se
terminant toujours par des menaces de sanctions contre les
récalcitrants ».- Le fond de l’histoire réside dans le grand désir de
l’Intendant Général d’obtenir une pension de retraite maxima :
il y a encore 18 mois à tirer…d’ici là « Surtout pas
d’histoire ! »… Qu’importe la guerre, seule la pension compte ! Le
pauvre ! Que deviendra sa pension si nous perdons la guerre ?-
Cet état d’esprit se manifeste, hélas, un peu partout à tous les degrés
de la hiérarchie dans le corps des officiers de carrière. On dit que
l’Intendant Général Bernard, chef de la cinquième Direction du
Ministère, n’aime pas prendre des initiatives, ni innover… il est
heureusement doublé par l’Intendant Jarillot plus réaliste et
énergique.- Monnanteuil, le grand manitou des affectations n’est pas à
approcher avec des pincettes, ce serait un violent et un vindicatif…
les mutations d’officiers s’en ressentent.- Boissel, inspecteur général à
la production industrielle, est un buveur invétéré : ce pilier de café,
ingurgite dès le matin bon nombre de Pernod. Son teint s’en ressent et
ses facultés aussi.- Son rôle pourtant est d’importance primordiale :
c’est lui qui représente tous les industriels textiles de France ; il a
accès constant et direct auprès de Daladier, ministre de la guerre, et
de l’Etat-major de Gamelin. Il ne dépend que d’eux.- C’est lui qui doit
contrôler, prendre contact avec tous, « adapter l’économie industrielle à
l’époque à laquelle nous vivons en suggérant au Ministre toutes les
innovations qui s’imposent ».- Or, Boissel avait fixé depuis plusieurs
jours son passage à Lille avant le déclenchement de l’offensive
allemande. Malgré la gravité de l’heure, il est venu cette semaine
passer deux jours à Lille où il a convoqué les industriels représentant
les principales corporations. Ceux-ci s’attendaient à recevoir de lui
des renseignements et directives précises : ils se sont rendus anxieux à
cette réunion.- Celle-ci a été décevante au-delà de toute
expression : la face illuminée, cet inspecteur Général n’a fait aucune
allusion à l’éventualité d’un repliement… il semblait ignorer jusqu’à
l’existence même d’un danger d’invasion… il s’est assis et a dit aux
industriels « je vous écoute… exposez moi votre situation de production
et faites moi des suggestions si vous en avez ».- C’est ainsi que celui
qui devait parler s’est tu, que ceux qui aspiraient à être commandés
lumineusement sont repartis déçus devant tant d’incompréhension.-
Ses chefs d’unités et de service ont également leur part de
responsabilités. Peut-on admettre qu’au neuvième mois de la guerre, ils
n’avaient pas encore songé à doter tous leurs hommes de casques et de
fusils ? La pluie de bombes qui s’est abattue sur la France à l’aurore
du 10 mai les a réveillé subitement de leur létargie. Ce fut alors la
course aux équipements : d’autant que personne n’ignorât à ce moment la
merveilleuse protection que représente le nouveau casque d’acier embouti :
je revois encore les hommes des champs d’aviation nous suppliant de
leur en donner… plusieurs de leurs camarades obligés de courir aux
avions sous la mitraille allemande avaient été sauvés par la protection
du casque, les autres tombaient tués net par la balle qui ne pardonne
pas.- Nos 3.000 casques de réserve furent enlevés en un tournemain et
nous téléphonons au Ministère pour en demander d’urgence. Ce n’est que
48 heures après que le Ministère prescrit une « enquête dans toutes les
Régions Militaires pour connaître les stocks existants,
disponibles, manquants ».- L’éternelle histoire de la bureaucratie !
Indifférence, lenteur et toujours pas de casques pour la 1ere région démunie.- Nous ne les recevrons d’ailleurs jamais !-
Dans
un autre ordre d’idée : il s’agit cette fois de tranchées–abris de
protection.- Le Génie a reçu l’ordre, il y a six mois, de faire une
tranchée de 10m x 2 pour notre unité dans le jardin de l’hôtel, car il
n’y a pas de caves : elle n’est évidemment pas encore terminée
aujourd’hui malgré plus de 20 rappels. On ne peut pas, paraîtrait-il,
utiliser la main d’œuvre militaire qui est réservée pour d’autres
travaux ( ?), le Génie est tributaire d’un entrepreneur civil, contre
lequel il ne peut prendre de sanctions.- N’a-t-il pas dû aller Dimanche
dernier jusqu’à menacer les terrassiers et affectés spéciaux des dits
entrepreneurs des pires sanctions pour obtenir d’eux l’effort de
quelques heures de travail le Jour du Seigneur ? Ces hommes refusaient
formellement de travailler, malgré la bataille qui grondait à la
frontière.
Pendant ce temps, un officier de carrière de ma connaissance, chef d’un
dépôt de Guerre, s’arrachait les cheveux de désespoir en délivrant aux
unités en partance des équipements et matériels neufs. Sa
déformation professionnelle était telle qu’il venait de passer plusieurs
mois à équiper ses troupes avec toutes les vieilleries de ses magasins,
mettant avant tout son point d’honneur à posséder uniquement en stock
les matériels modernes et neufs sortant d’usines.-
Il est absolument navrant de constater un tel état d’esprit. N’est-il
donc plus possible dans l’armée d’espérer l’accession légitime au grade
supérieur sans faire preuve d’abnégation de toute personnalité, sans
bannir cet esprit de crainte qui annihile l’individu, sans recourir à la
platitude et à la fausseté ? L’officier sans fortune personnelle ou
sans haute protection occulte n’est-il qu’un bagnard, enfermé dans la
clôture étroite de règlements surannés, prisonnier du bon vouloir de
supérieurs partiaux ? N’a-t-on réduit son idéal qu’à une seule idée
fixe, celle d’agir bêtement pour contenter ses chefs en vue d’obtenir
rapidement le plus de galons possible avec le corollaire final d’une
riche retraite ? Je ne suis pas loin de le croire.
Et pourtant ! La belle indépendance d’un chef, dans son unité, sous la
direction éclairée et énergique de l’Etat-major, dont il dépend, doit
être respectée si l’on veut qu’à tous les degrés règnent l’ordre et la
discipline.- Le Général Pélissier de Félégonde, major de la garnison de
Douai, comme bien d’autres ailleurs, ne sévit pas toujours contre
certains fauteurs de trouble… il applique à la lettre certains ordres
reçus qui n’ont pour résultat que de brimer la troupe.
Exemple : 1er ordre : les troupes de la garnison ne jouiront que d’une permission de 24 heures par mois, à prendre uniquement le Dimanche.
2ème ordre : L’effectif des permissionnaires ne pourra dépasser 5% de l’effectif total.
De
ces deux ordres additionnés il résulte qu’on ne peut obtenir une
permission de 24 heures que tous les 6 mois ! D’où
mécontentement. Par contre, les soldats ne saluent pas les
officiers en ville… on tolère les plus manifestes impolitesses… parce
qu’il n’y a pas d’ordres précis et récents à ce sujet. Enfin, l’autre
jour, il y a eu un véritable cas de rébellion dans une caserne et l’on a
étouffé toute l’affaire sans aucune sanction :
Il s’agissait du groupe d’Armée pour la réparation et l’entretien des
véhicules automobiles. Organisme lourd extrêmement important, comprenant
40 officiers, 1000 hommes et un matériel technique considérable.
Nouvellement créé dans le but de dépanner les milliers de camions de la 1ère
Armée, nous avions souri tristement en apprenant son recrutement… J’ai
l’occasion de causer avec le chef de l’unité, un colonel et son officier
d’ordonnance, capitaine.- Le colonel, tout blanchi par l’âge, homme
doux et distingué – le capitaine, journaliste parisien, aimable et
brillant causeur… qualités techniques = néants.- En fait d’officiers
ingénieurs pour la surveillance des travaux 1 seul sur 40.- Les 1000
hommes sont des braves paysans de France qui ne connaissent guère
l’intérieur des moteurs.- Tout ce petit monde a été entassé dans une
caserne.- Après de longues semaines de préparatifs, le premier camion
réparé sort… il roule correctement… la cadence de sortie sera ensuite de
1 auto tous les 4 jours !! La vie se poursuit paisible, les officiers
aiment à boire… on fait des parties humides dans le Mess qui se
prolongent indéfiniment… les soldats le savent bien. Ils en font
autant.- C’est à ce moment qu’un soldat ivre-mort veut sortir de la
caserne : le poste de garde lui refuse le passage devant son état.- Il
en résulte une bagarre, le soldat frappe, appelle ses camarades, qui
font cause commune avec lui. On court au Mess chercher les officiers,
qui ne valaient guère mieux que le soldat ivre. Ceux-ci refusent de se
déranger, recommandent de fermer les yeux, et… le poste de garde obéit.-
Toute l’histoire court bientôt les échos de la ville… mais le major de
garnison a l’oreille volontairement dure… Il n’a pas reçu d’ordres
précis « d’en haut » à ce sujet.-
Une autre chose que je ne puis digérer et qui m’empêche de bien dormir,
c’est l’application des prix de la nomenclature ! Le Bulletin Officiel a
tarifié autrefois toutes les fournitures militaires que l’Armée met à
la disposition des soldats à titre remboursable. Le principe était à
cette époque de leur fournir dans les meilleures conditions, à prix coûtant de grande série,
tout ce dont ils pouvaient avoir besoin.- Le principe est excellent :
on a simplement oublié que depuis lors, le coût de la vie a
considérablement augmenté et que les cantines à bagages, cédées
aujourd’hui à 90 francs pièce, coûtent à
l’état 170… que le café tarifié 19,80 francs, en vaut 25… et tout à
l’avenant. Pour me satisfaire, le Ministre vient quand même de
m’accorder l’application d’une hausse de 15% sur tous les prix de la
nomenclature !!
Qu’on n’aille pas penser qu’il existe un moyen quelconque pour glisser,
dans l’intérêt général, à travers les mailles d’un règlement suranné.-
La machine administrative, toute poussive qu’elle soit, fonctionne
correctement… Toute opération quelle qu’elle soit qui ne trouve pas sa
justification dans les règlements est impitoyablement rejetée aussi
intéressante soit-elle. J’ai vu des unités refuser d’utiliser des champs
entiers de légumes, qu’on leur offrait au cinquième de leur valeur
marchande parce que leurs popotes ne voulaient pas donner la moindre
prise à la critique de leurs comptes journaliers en modifiant le mode
d’approvisionnement habituel de leurs cuisines.- Qu’importe donc la
valse des Deniers de l’Etat si les trésoriers n’ont pas d’ennuis lors de
la reddition de leurs comptes !
J’ai pour ma part essayé à plusieurs reprises, pendant les moments où
j’étais chef de service responsable, de proposer à la Direction de
l’Intendance des mesures qui m’apparaissaient criantes de bon sens et
qui s’accordaient dans le cadre des Règlements Généraux. Ou bien je ne
recevais aucune réponse, ou bien des fins de
non-recevoir en termes presque malhonnêtes. D’abord découragé, puis
furieux, j’ai fini par renoncer à faire autre chose que d’exécuter les
ordres, aussi idiots qu’ils pouvaient être.- C’est ainsi qu’après
quelques mois de guerre, beaucoup d’officiers de réserve, arrivés à la
mobilisation plein d’allant et avec la volonté d’apporter un concours
sans limite à l’œuvre commune de la victoire, se sont sentis impuissants
à redresser les énormes insuffisances de la vieille machine.
J’ouvre ici une parenthèse pour donner un exemple du charme inattendu
de certaines conversations téléphoniques militaires. Le demandeur est un
état-major de l’Est qui demande une expédition urgente de charbon, il
s’adresse comme il se doit à son fournisseur militaire, l’Intendant
Etienne-Bazot, qui a grade de Commandant et est mon chef direct à
l’intendance de Douai :
– le demandeur : Allo ! Douai ? Service des charbons ?... Ici X, secteur
postal Y… n’avons pas encore reçu…
–Douai interrompt : Allo ! Ici l’Intendant Militaire Chef de Service ! Qui est
à l’appareil ?
–le Demandeur : Ici, 3ème Bureau Etat Major X …
–Douai reprend : Allo ! Ici, l’Intendant Militaire Chef de Service. Qui est à
l’appareil ?
((Le
diapason monte de plus en plus, l’Intendant Etienne-Bazot devient rouge
de colère en réclamant le nom et le grade de son lointain
interlocuteur, qui les décline (il s’agit d’un lieutenant) et reste
interdit au bout du fil, n’y comprenant rien… Alors d’une voix de
stentor le Commandant Etienne-Bazot expectore)) :
–Douai : Eh bien ?! Monsieur le Lieutenant ! J’attends d’abord « Vos
respects » !
–Une voix expirante au bout du fil : Je vous présente « mes respects »,
monsieur l’Intendant…
–Douai : « Je les accepte, Mossieu ! ». Et maintenant « Je vous écoute ».- !!
___________
Il ne fait pas de doute que l’absence de personnalité et d’allant est
plus sensible parmi les officiers des bureaux, des services, des
éléments territoriaux. On y rencontre couramment des ronds de cuirs,
saturés de l’atmosphère nocive de l’imbroglio des D.M. (dépêches
ministérielles), dont l’ambition consiste à rejeter sur les services
voisins les travaux et les responsabilités. Leur état d’esprit est la
conséquence inéluctable du manque d’esprit de suite du Commandement :
ils chuchotent le conseil suivant « ne pas réaliser l’ordre avant
d’avoir reçu le contre-ordre ».- J’ai pour ma part constaté ces six
derniers mois que le plus clair de mon activité a été utilisé à
confectionner les plus invraisemblables statistiques, en reprenant
chaque fois les mêmes chiffres pour les présenter de façon différente.
Je me demande si ce moyen est bon pour gagner la guerre ?
Les cadres aux Armées sont plus jeunes, plus sains, plus insouciants.
Ils bénéficient d’ailleurs, au point de vue administratif, de la
comptabilité de campagne simplifiée… mais n’échappent pas pour cela à la
plaie des statistiques. En dehors des officiers de réserve, qui en
forme la grande majorité, on y trouve trois catégories d’officiers
d’active bien différentes : le chic officier, breveté d’Etat-major, bon
stratège, vif et sec, sympathique par son flegme et son allant.-
L’officier de seconde zone qui a renoncé à sa personnalité et qui
s’occupe plus de sa solde et de ses frais de déplacements que de son
service- et enfin l’officier absolument nul, poids lourd remorqué
indéfiniment sous prétexte que c’est un officier de carrière.- J’en ai
rencontré, absolument sourds, et de ce fait incapables de quoi que ce
soit d’actif – d’autres à l’hôpital, cocaïnomanes, que les Commissions
de Réforme n’osaient pas renvoyer parce qu’elles les savaient
« protégés » – d’autres enfin, comme ce colonel frappé d’un coup de
bambou avant l’âge, dont les états-majors se débarrassaient
successivement avec le sourire en provoquant des mutations et non la
réforme.
Quoiqu’il en soit, nous ne voulons pas trop critiquer.- Nous sommes entrés en guerre avec l’impression qu’à « Temps Modernes » il faut opposer « Moyens Modernes ».-
A cette époque de mécanique et de vitesse, il faut des éléments jeunes,
actifs, agissant avec initiative.- Il apparaît dans l’armée que le
vieux système prévaut toujours et c’est souvent l’objet de cette
constatation qui alimente les conversations déçues des officiers de
Réserve.
En
attendant, nous voici maintenant « dans le bain » et l’armée allemande
en pleine action contre nous.- J’ai fini par m’endormir dans ma soupente
sonore, malgré le tir de la D.C.A. : je grogne de temps à autre dans
mon subconscient lorsque l’explosion est trop rageuse. Elle l’est
parfois – car on jette des bombes sur les voies ferrées entre St André
et Lille Délivrance – mais je dors à moitié et mets tout ce potin sur le
compte des canons anglais.
Je suis très surpris de la vigueur du tir. Ne vient-on pas de me dire
que tous les éléments de la D.C.A. française ont quitté définitivement
cet après-midi leurs emplacements après avoir reçu l’ordre d’enclouer
leurs canons (ils sont sur cuves et inamovibles) ? De plus, nous avons
vu passer tous les projecteurs anglais qui se repliaient vers le Nord de
Lille. Le lieutenant Cliche me confirmait que le front de
Mons-en-Baroeul est évacué.- Je constate en effet qu’il n’y a plus de
faisceaux lumineux dans le ciel et que le Tac-Tac-Tac qui prédomine
provient surtout de canons à tir rapide… la défense doit être
actuellement assurée par les éléments d’armée, ce qui confirme bien
l’approche de l’ennemi.
Branle-bas dans l’immeuble au petit jour. Que nous réserve cette
journée ! Les bureaux sont vidés, on évolue entre les autos chargées et
les caisses et cantines qui attendent la dernière minute.- Nous sommes
d’ailleurs rapidement fixés… et de quelle façon inattendue !
Un message du ministère, transmis par l’Etat-major, déclare que tous
les services doivent rester sur place, que les industries doivent
continuer à tourner normalement, et que quelques soient les événements
aucun repliement ne peut et ne sera envisagé.-
Nous nous regardons comme des condamnés à mort ! Jamais nous n’avions
songé que nous pourrions être sacrifiés et devenir prisonniers sur
ordre… et pourtant cela ne fait plus de doute.- Nous avons l’ordre de
répondre aux industriels «Tout va très bien – n’écoutez pas les bobards –
et travaillez paisiblement ».- Et par ailleurs, nous apprenons
confidentiellement et par recoupement que l’avance foudroyante se
poursuit vers Amiens.- La commission de Réseau me dit que la précarité
actuelle des transports, la ligue de Paris peut
être coupée d’un instant à l’autre… les wagons chargés ne partent plus…
on hésite à empiler les réfugiés dans les wagons couverts encore
disponibles, car l’aviation allemande prend les trains en enfilade et
cisaille les toitures à coup de mitrailleuses à bout portant. Toute la
circulation vers le Sud est compromise. Qu’un seul train s’arrête
maintenant et c’est l’embouteillement définitif et irrémédiable.-
L’intérieur de la Gare de Lille a été complètement évacué. Les portes
extérieures sont fermées et gardées militairement. Pour parvenir à ces
portes, je dois fendre la foule des réfugiés qui stationne, en attendant
le prochain problématique départ, sur la place de la Gare. C’est un
amoncellement de valises, de paquets, de voitures d’enfants, un
méli-mélo de français, belges, hollandais, aux figures soucieuses et
fatiguées.
Hélas !
Beaucoup de femmes et d’enfants… car le mari est souvent absent. Les
vieilles personnes sont assises et n’en peuvent plus.- On m’arrête à
chaque pas « Mr l’Officier ? … où sont les allemands ? … y’aura-t-il
encore des trains ? … ». Que voulez-vous que je réponde …
Dans les rues de Lille, les autos filent rapidement, bondées de
bagages, et toutes recouvertes de matelas. Les plus prévoyants en
accumulent jusqu’à quatre épaisseurs ! Cette précaution s’explique et se
justifie hélas car chacun sait le risque auquel il va s’exposer : des
voitures d’évacués belges ont stationné hier et avant-hier quelques
instants sur la Grand’ Place et beaucoup ont vu de leurs yeux les
tragiques conséquences de l’arme aérienne. Beaucoup d’autos sont percées
de balles : il y a des blessés dans certaines autos… des morts dans
d’autres. Un belge est arrivé avec sa femme tuée à ses côtés, une autre
où trois enfants ont été tués ensemble sur la banquette arrière.- Tous
les Lillois qui disposent d’une auto s’en vont ce matin. Dans toutes les
classes de la société on réalise l’imminence d’un danger… les garages,
les magasins se ferment petit à petit… les persiennes se ferment un peu
partout.-
Les informes lambeaux des services de l’arrière de l’Armée Belge qui
se succédaient de temps à autre ont cessé de défiler. Il s’agissait de
véhicules hétéroclites, mélangés, chargés de toutes sortes de choses
diverses, sauf des armes, sur le dessus desquelles s’entassaient soldats
au pompon rouge et civils ramassés au hasard des routes.
Exceptionnellement un canon, une mitrailleuse ou un projecteur…- J’ai
parlé un moment avec un officier belge, venant de Bruxelles, dont le
moral était bien bas : Tout ça, ce n’est pas clair, disait-il, les ponts
ils ne sautent pas, les défenses elles ne tiennent pas… ça va très mal…
il fallait s’entendre avec la France et l’Angleterre si l’on voulait
défendre la Belgique, mais ça ne s’improvise pas en un jour… mais la
faute est aussi à vous avec votre sale politique !-
Lille s’est donc vidé de tout son monde « indépendant ».- Mais il
reste toute la foule des industriels, de leurs ouvriers et les affectés
spéciaux si nombreux qui sont en fait des militaires en usine.- L’ordre
est précis : personne ne doit quitter, le travail continue.- Nous avons
la mission de calmer les inquiétudes.- On nous demande de tous cotés des
instructions et la stupéfaction est grande d’entendre nos réponses.-
André Réquillart passe, lui aussi, à
l’Intendance pour prendre contact : je lui communique les directives
officielles tout en lui montrant les bureaux vides et les cantines
prêtes à charger… que faire d’autre ?
Mr de Laval, toujours d’un optimisme irraisonné, n’a pas perdu
confiance. Je l’entends répondre inlassablement au téléphone « Non, pas
d’évacuation à prévoir pour le moment, au contraire des ordres précis
pour que l’activité industrielle reste tout à fait normale ». Je le sens
cependant un peu nerveux, et commençant à se demander si pour finir
tout cela ne vas pas mal tourner.
La journée s’étire, longue, sans incident. Je déjeune au café du Petit
Paris, au coin de la rue Royale, pour ne point m’éloigner de
l’Intendance, où nous n’avons d’ailleurs plus rien à faire si ce n’est
que d’espérer contre toute espérance que le contre-ordre arrive qui nous
permettrait le repliement. Cet espoir tombe dans l’après-midi, après
des visites successives à la direction de l’Intendance et à l’état-major
de la 1ère région. Nous sommes bel et bien condamnés à être
faits prisonniers et les officiers de ces deux hauts services sont aussi
inquiets que nous. Toutefois nous constatons que chez eux, aussi, tout
est prêt pour le départ et que l’état-major dispose d’une remarquable
cavalerie motorisée dans une rue voisine !
Bien qu’aucun espoir de départ à bref délai ne surgisse, je me décide
encore à loger près de l’Intendance. Sait-on jamais !- Mais une nouvelle
nuit dans ma bruyante soupente ne me tente guère.- J’ai recours à
l’obligeance des concierges de Mr Emile Delessale, qui m’offre d’une
façon charmante de m’installer pour la nuit sur le sofa de cuir du
bureau de leur maitre : la cave est aussi à ma disposition, cave
modernisée en vu des bombardements ! C’est parfait, je serai comme un
prince et à deux pas de l’Intendance.
Vers 17heures, je quitte Lille pour Roncq.- Que s’y passe
t-il ? En passant à Bondues, je constate avec joie une assez grande
activité sur le champ d’aviation : au lieu de six avions de chasse, il y
en a une vingtaine… l’aviation anglaise va –t – elle enfin réagir ? Les
avions s’envolent…la D.C.A. tire… mieux vaut ne pas séjourner ici,
c’est trop tentant pour les bombardiers ennemis.- Un détour me mène à
Mont Moulin, qui dresse ses ailes altières sur son perchoir du Belcamps…
Ce vieux moulin qui résiste depuis Jeanne d’Arc aux guerres et aux
tempêtes ! Va-t-il revoir le feu de la bataille de 1940, ce pauvre ami
qui fut si récemment encore mutilé aux quatre pieds par la pause de
quatre cartouches de dynamites allemandes en 1914 ? Et le miracle se
reproduira-t-il une seconde fois ? La dynamite refusera-t-elle encore
d’exploser pour laisser à la postérité cette œuvre d’art d’un temps
révolu ?
Le voici… muni en effet de ses nouveaux attributs guerriers en l’espèce
un poste de guet britannique… perché sur ses hauteurs… les officiers
sont là haut, casqués et jumelles aux yeux qui assistent aux
bombardements de la frontière belge.- De sourds grondements retentissent
dans l’air, de hautes colonnes de fumées blanches et jaunes s’élèvent
au-dessus du champ d’aviation de Wevelghem, d’autres volutes noires vers
Courtrai et Tournai… Dans l’air pur, tandis que le soleil descend à
l’horizon, le bourdonnement des avions.- Le cœur se sert devant la
beauté de la soirée si tragiquement troublée par la destruction qui
s’approche à grands pas. Si les allemands ont franchi l’Escaut, tout est
perdu pour Roncq… Est-il possible, qu’avec la Lys, nous devenions ligne
de bataille ?-
Je recherche le bombardier allemand qu’on avait signalé abattu aux
alentours du moulin. Fausse nouvelle… comme tant d’autres ! Mais alors ?
comment se fait-il qu’en 1914 les duels aériens étaient si nombreux et
qu’aujourd’hui avec un ciel sans cesse sillonné de bombardiers
allemands, je ne puis assister ni à une bataille aérienne, ni en
constater nulle part au sol les résultats ?
En passant à la Maison Blanche occupée depuis quelques jours par le
Mess de l’état-major anglais qui cantonne à Roncq, je suis étonné du
calme relatif qui y règne.- La cuisine ne se fait plus au plein air
comme hier (j’ai accepté de donner tout le rez-de-chaussée), les
officiers, au nombre de 35, dinent dans nos appartements, fenêtres
ouvertes. Ils s’y trouvent, disent-ils, « confortable ».- Ils réclament
la clef de hall pour jouir d’un accès facile aux lavabos… Je la leur
donnerai tout à l’heure.- S’il n’y avait pas quelques allers et venues
d’officiers en tenue de campagne et de porteurs d’ordres en
motocyclette, je croirais qu’ils sont au repos et que les allemands sont
à 100 lieues d’ici. En tout cas, aucun signe de départ ou même
d’inquiétude.- Dans le village d’ailleurs, aucun signe d’agitation : il y
a bien eu quelques départs mais dans l’ensemble, l’impression générale
ne réalise pas le critique de la situation.-
Chez Maman, Maria, Hélène, Edouard m’accueillent à bras-ouverts. Je ne
veux pas les inquiéter, mais leur dis néanmoins que la situation est
grave.- Je sens fort bien qu’ils ne se rendent absolument pas compte de
la menace d’invasion : ils s’attendent davantage aux bombardements.-
Après un souper rapide, seul dans les grands appartements de la grande
maison, je pousse une pointe jusqu’ Halluin pour y voir Mr Bailleul, mon
employé des Caves de Flandre.- Il part demain matin conduire sa femme à
Rennes utilisant un camion des caves jusqu’à St Valéry s/ Somme, avec
des membres de sa famille, Mme Vielvoye, des colis. (je saurai par la
suite que le chauffeur a fait l’aller et retour en quelques heures sans
aucun ennui)._
Je donne l’ordre de fermer les caves pour trois jours et mets les
camions à la disposition des ouvriers pour le cas où ils désireraient
évacuer.- La gendarmerie leur a dit qu’ils devaient attendre les
instructions de repliement pour évacuer, sous peine de n’avoir pas droit
aux allocations du Secours National. Ils attendront donc les ordres
officiels.- Il est 20heures 30 lorsque je rentre au logis : Maria se
précipite au jardin à ma descente d’ auto « On vous demande de
rentrer à Lille, tout de suite, tout de suite… ».
Ceci veut dire, en langage conventionnel, que l’ordre de repliement est
donné à la garnison de Lille ! Que s’est-il donc passé ? Il faut que la
situation se soit bien aggravée. C’est maintenant une question de
minutes… Tous les instants sont précieux il faut éviter l’encerclement
par La Bassée et ensuite par la vallée de la Somme… Je quitte
précipitamment nos maisons… oubliant ma petite machine à écrire pour
laquelle j’avais une certaine affection… serrant avec émotion les mains
des fidèles serviteurs qui restaient au poste… avec un adieu rageur au
fond du cœur pour l’abandon total des choses et lieux familiers qui font
aussi partie intégrante de toute vie vraiment familiale.-
Des motocyclistes anglais, casqués, vêtus de cuirs fauves poussiéreux,
cartes en mains et fusils en bandoulière entrent à la Maison Blanche au
moment où j’en sors.- Sur la Grand’ Route, un long défilé d’artillerie
belge tractée par auto, camouflé de branchages. Ce sont des unités
d’armée, bien constituées, et qui font retraite en bon ordre. Il y en a à
perte de vue.- J’en dépasse ainsi pendant dix kilomètres, jusqu’au
champ d’aviation de Bondues.-
C’est le crépuscule … demi-lumière du soir tombant d’une belle soirée
de printemps. La campagne s’endort du sommeil du juste. Le ciel rose au
couchant cède peu à peu le pas à Madame la Lune, qui sort de ses voiles,
à l’Est, en pleine beauté.- Le dernier canon belge dépassé, je file
plein gaz vers Lille, heureux de sentir ma fidèle Matford prête à toutes
les corvées. Mais comme toujours aux moments critiques, il y a la
paille dans la poutre… l’imprévisible ! Aux portes de Lille… crevaison !
Impossible de mettre le cric… la voiture est mal placée… J’entends de
plus gronder au loin les gros tracteurs belges qui occupent les 2/3 de
la route sur leur passage… et dans la nuit… Au risque de perdre mon pneu
en roulant à plat, je préfère gagner un jardin ouvrier à 30 mètres de
là : j’y trouve aide et bonne volonté en la personne d’un vieil ouvrier
qui s’affaire pour m’aider d’une bêche et d’un lampe électrique qu’il
manœuvre généreusement.-
Enfin, j’arrive rue Royale… roue de secours crevée, pneu
vraisemblablement cisaillé… avec des mains de nègre… Le convoi militaire
se forme… je vais aux nouvelles… « L’ordre de repliement a été donné à
19heures 30. L’ordre « d’attendre » est arrivé il y a 5 minutes » !-
Les minutes qui vont suivre nous paraissent terriblement longues. Nous
ne savons pratiquement rien d’officiel sur la situation réelle. Le
mutisme le plus absolu est gardé à l’état-major. Tout au plus savons
nous que l’avance allemande se poursuit, que des femmes d’officiers ont
reçu pour conseil de filer sur Abbeville toute affaire cessante, qu’il
ne reste plus à Lille et environs que les « services » de la garnison,
sans aucune troupe combattante ! Quelques soldats du 12ème
Régional ont été rassemblés en toute hâte pour élever des barricades à
la sortie de Lille, sur les routes de Tournai et de Douai… on dit que
Tournai a été écrasé par la chute de nombreuses torpilles, puis occupé
par les troupes allemandes, que des colonnes motorisées sont sorties de
la ville et attaquent en direction de Lille… alors ? N’avons-nous plus
entre nous et l’ennemi que la barricade de la porte de Douai du 12ème Régional ?
Je m’occupe à vérifier notre convoi militaire. Il comprend pour notre
groupe une quinzaine d’autos dont cinq gros camions. C’est insuffisant,
et nous sommes trop lourdement chargés.-
Le C.F.T., chargé de nous procurer des véhicules, n’a encore rien
envoyé.- C’était à prévoir.- Il finit quand même par donner avec retard
deux autobus militaires pour le personnel civil des magasins : il faut y
entasser 150 personnes ! Cela donne lieu à des drames.- Les hommes
s’entassent les premiers, laissant femmes et enfants pour la fin ! Ils
témoignent d’un égoïsme féroce.- Le Commandant Labesse, chargé de ce
service, doit intervenir brutalement, les faire descendre et procéder
comme il se doit au chargement, dans l’ordre, de la comptabilité, des
femmes et enfants, des hommes pour finir.- On arrive à caser 70
personnes par voiture. C’est invraisemblable. (ces camions parviendront
néanmoins par la suite à franchir la Somme et à atteindre Rennes avec
leurs chargements complets, après maintes pannes. Notamment, toutes les
côtes ont dû être montées en première vitesse, les hommes à pied
poussant le camion pour l’aider à grimper ! ) .
La nuit est superbe. La lune éclaire comme en plein jour. Je fais
mettre le convoi « à l’ombre » des maisons dans la partie obscure de la
rue Royale. L’ordre est donné de dissimuler même les cigarettes, car il
passe des avions bas et la D.C.A. a totalement cessé de donner signe
d’existence. Nous téléphonons aux autres groupes (Lille – Lomme –
Roubaix etc…), certains sont comme nous qui attendent, d’autres ne
répondent plus… ils ont du déjà filer.- De petites troupes d’autos
passent silencieusement dans le noir : ce sont des services qui s’en
vont.- Pour être sûr de n’être pas oubliés, nous mettons des plantons à
proximité des états-majors : ils nous renseignent sur les mouvements.
Je cherche également un garage pour faire réparer mon pneu. Mais tout
est vidé aux environs. Les maisons sont abandonnées.- Je vais donc
confier mon sort à la Providence ! Pourvu que je ne crève pas, avec ma
voiture surchargée (4 officiers-cantines dedans – cantine dessus, et
remorque avec 300 kgs de bagages !).-
Onze heures sonnent ! Toujours rien… quelques minutes avant minuit, Mr
de Laval reçoit un ordre de l’Intendant Général … et c’est le bon !!
« Ordre
de repliement, direction Rouen, première étape St Pol, itinéraire La
Bassée – Béthune – départ immédiat – attendre nouvelles instructions St
Pol. »
Un
soupir général de soulagement… bien que nous ne comprenions pas
l’itinéraire indiqué qui nous rapprochait des colonnes allemandes… ruée
générale vers les autos… les moteurs ronflent…
Le Départ
Dimanche -0h-
Etant donné la précision de l’itinéraire indiqué, nous ne donnons pas
suite au projet de marche en convoi. Chaque conducteur est responsable
de sa voiture et un gradé est placé dans chaque camion pour en assurer
le commandement. Rendez-vous général au Centre de St Pol.-
J’empile parmi les bagages de ma voiture, l’Intendant Lévy, les
capitaines Lescornez et Houdiard. Nous constituons ensemble l’état-major
de Lille-Habillement, car Mr de Laval tient à partir en dernier et
conserve avec lui les lieutenants Cliche et Hacot et l’adjudant
Delobel.- Tous les autres officiers de nos divers services sont répartis
dans les autos personnelles et reçoivent les mêmes instructions.
Après avoir passé rapidement en revue la petite colonne, je salue
l’Intendant de Laval et donne le signal de départ. C’est en fait le
signal de la dispersion, car, à partir de ce moment là il sera
impossible de se regrouper. Nous nous retrouverons de temps à autre au
hasard des routes, mais les difficultés à vaincre seront variées pour
chacun et l’odyssée individuelle différente pour tous.-
Je ne crois pas qu’il reste encore beaucoup d’hôtels habités dans cette
rue Royale déserte et silencieuse. En tous cas, les quelques enracinés
qui n’évacuent pas, sont certainement fixés sur notre départ. Tous les
moteurs ronflent ensemble et la Fiat du Lt Desfossey et CT
Fauvergues s’élance la première… Petite Fiat, bien rapide, qui file à
l’horizon… qui prendra je ne sais quelles routes… mais qui nous
devancera toujours de très très loin, sans s’embarrasser des ordres et
contre-ordres qui vont suivre !
Je vais pour ma part extrêmement prudemment. Ma roue de secours crevée
me pend dans le dos comme une épée de Damoclès. Et Dieu sait si je
suis lourdement chargé. La plus grande partie de la route va être facile
et sans histoire.-
Sur l’Esplanade, des autobus vides du C.F.T. attendent sous les
arbres.- Je saurai par la suite qui si certains services ont manqué de
véhicules indispensables, plusieurs de ces camions sont partis à vide…
faute d’instructions précises.- C’était à prévoir.-
Boulevard Vauban, une trentaine de voitures de tourisme stationnent devant l’état-major. Il est donc encore là !
A Haubourdin, la
population évacue. Elle charge sur les trottoirs, à la lumière de la
lune, des ballots sur tous les instruments disponibles, brouettes,
baladeuses, vieilles autos… un poste de guet, motocyclistes français
casqués et vêtus de cuir, une dizaine d’hommes, à côté d’une lanterne
rouge occupent le milieu de la chaussée. Ils arrêtent les autos. Je me
demande si c’est un contrôle. En fait, ils me demandent des nouvelles …
« savez-vous quelque chose ? » J’ai l’impression qu’on les a mis là en
surveillance, mais que ne sachant rien, ils sont inquiets.
Plus loin dans la campagne, aux intersections de route, des postes
volants britanniques du même genre. Casques, fusils, toiles de tentes
sur le dos.- Ils nous font ralentir, jettent un rapide coup d’œil dans
l’auto, saluent et font signe de continuer.-
Route facile, toutes les voitures vont dans le même sens et la colonne
n’est pas très dense.- Ce sont, comme nous, des services de la garnison
de Lille qui se replient, éléments du Génie, dépôt du train, des
voitures civiles surchargées de bagages qui nous dépassent à toute
vitesse, et aussi de lents chariots de ferme avec du mobilier.- Ce qui
est beaucoup plus triste et qui fend le cœur au-delà de toute
expression, ce sont les usagers du trottoir ! Il y a bien des groupes
jeunes, sacs au dos, au pas alerte qui partent comme en excursion. Mais
l’invraisemblable, c’est de voir des mamans qui évacuent seules et à pied
avec leurs mioches. Je ne le croirai pas si je ne l’avais constaté à
maintes reprises sur cette route.- Rien de plus navrant et de plus
incroyable que de constater ce début d’exode. Ces femmes partaient ainsi
avec courage vers l’inconnu, traînant derrière elles un, deux, même
trois enfants de moins de 10 ans et poussant devant elles la voiture
d’enfants contenant les bagages et… le dernier né ! Quelle dose
d’énergie farouche ne leur fallait-il pas pour s’engager ainsi, au
milieu de cette tragique nuit, à pied sur le chemin de la souffrance,
après avoir tout abandonné derrière elles ? Se doutaient-elles, ces
pauvres isolées, de la tache insurmontable à laquelle elles
s’attaquaient ainsi ? Nous avions les larmes aux yeux en regardant leur
marche lente, mais qui recélait malgré tout l’énergie indomptable de la
femme française qui, en l’absence du mari au front, refusait
l’occupation ennemie et préférait marcher jour après nuit pour pouvoir
dire plus tard « voilà ce que j’ai fait ».-
Pleine
lune extraordinaire. Nous voyons de loin les pylônes de Radio-Lille à
Camphin. Vers Estaines-Merville, des faisceaux lumineux de projecteurs
fouillent le ciel.- Nous sommes survolés à basse altitude par des avions
allemands : ils suivent la route et ne peuvent pas ne pas voir le long
serpent du convoi.- La D.C.A. nous envoie des obus à 200 mètres
au dessus de la voiture, elle accuse la secousse à chaque explosion.-
Nous mettons nos casques, et ne les quitterons plus guère pendant
quelques jours.-
A la sortie de La Bassée, nous dépassons un groupe important de
projecteurs anglais au repos. Ce doit être ceux qui ont précédemment
quitté Lille et qu’on utilise pas… pourquoi ? Que pense-t-on en faire ?-
Les difficultés de circulation commencent au hameau de … . … km avant
Béthune, à l’intersection de la route de Lille et de celle de … .- Le
flot descendant s’est heurté à une colonne montante, artillerie
française 155 long tractée par de lourds Latil d’un modèle de l’ancienne
guerre : elle va prendre position vers … . Hum ! pas très maniable ce
vieux matériel : lourdes pièces sur bandages métalliques, vieux
tracteurs lourds au bruit de tonnerre… se déplaçant à la vitesse d’un
homme au pas.- Il faut comparer ce matériel à celui des anglais, sur
pneus, rapide, silencieux…Je me dis « ils ont du mérite nos petits
artilleurs » !- Mais enfin, j’ai toujours grande confiance, et je trouve
formidable que la France gagne ainsi les guerres.- Je saute hors de ma
Matford au moment de l’embouteillement et converse avec les artilleurs :
ils sont bronzés, maigres, barbus, mais toujours souples et blagueurs.-
Ont-ils été déjà engagés ?- Et comment donc ! me répondent-ils ! et ça
ne va pas mal du tout… Nous leur avons déjà flanqué une de ces royales
tripotés dans la région de ….. on ne vous dit que ça ! et nous faisons
maintenant une giratoire pour remettre ça au prochain tournant ! … Au
revoir, mon capitaine …
Un coup de sifflet vient de remettre en route le lent et bruyant
convoi… Je ne peux m’empêcher de comparer ce magnifique moral, ces
soldats inconnus qui montent en ligne confiants et sûrs de leur vieux
matériel, avec la foule de nos services qui prennent actuellement la
route opposée.- D’un autre côté, à quoi servirait de se faire bêtement
prisonnier ?- Bien conduite et bien outillée, l’armée française doit
être absolument invincible : les quelques jours que je vais passer en
contact étroit avec mes hommes vont me confirmer dans cette impression.
Le soldat français est courageux, intelligent, d’un superbe ressort,
mais il faut savoir le prendre, le comprendre. L’esprit communiste a
fait des ravages, je vais m’en apercevoir dès aujourd’hui… tout à
l’heure les hommes seront fatigués, l’angoisse au cœur pour les femmes
et les enfants laissés sans argent derrière eux, leurs maisons bientôt
livrées à l’envahisseur, des ordres et des contre-ordres qu’ils ne
comprennent pas, ils auront faim aussi… car le ravitaillement n’a pas
été prévu… les soldats ne diront rien, mais je constaterai avec
stupéfaction du très mauvais esprit chez les sous-officiers, le sergent
chef Sa… les sergents Po et surtout Fl… .- J’ai causé longtemps avec
eux, je leur ai expliqué beaucoup de choses. Ils sont intelligents et
ont vite compris.- Le mauvais esprit a cessé de souffler en 24 heures :
j’ai trouvé ensuite chez eux la meilleure bonne volonté, un désir
manifeste d’aller au devant de mes ordres, et ma meilleure récompense
fut ensuite de constater leurs regrets sincères de me quitter quand les
circonstances exigèrent la dispersion de l’unité. Je pouvais tout
demander à ces braves types : il suffisait de se bien comprendre.-
L’embouteillage est tout à fait sérieux. La rue est étroite dans le
village. Les gros canons occupent une large partie de la chaussée ; on
voit leur longue masse étendue sur les affûts, dominée par les tracteurs
haut perchés : les voitures de tourisme des évacués se serrant d’abord
sur le bord des trottoirs, comme des petites puces inquiètes. Puis
d’autres autos trop pressées doublent les premières et se font coincer.
On entend rouspéter dans le noir… car il fait ici très noir.- C’est le
contraste avec la campagne illuminée de lune… Le village forme un boyau
dans l’ombre… si la voûte reste claire, là c’est le méli-mélo dans la
bouteille à l’encre. Je me trouve bientôt obligé de suivre une file sur
un trottoir… de l’autre côté c’est la même chose… dans ce boyau étroit
il y a maintenant trois colonnes descendantes et une autre montante… et
de quelle importance !! Je sens ma remorque qui fait des bonds
impressionnants, puis mon carter touche le sol… je vais tout démolir si
ça continue. Heureusement ça ne continue pas … car tout le monde est
bientôt parfaitement bloqué.- Comme rien ne bouge après quelques minutes
et qu’une petite route s’offre à ma droite, je m’y engage, décidé à
faire au petit bonheur un mouvement « giratoire » (comme dit
l’artilleur) à travers la campagne en vue d’éviter l’embouteillage et me
rapprocher de Béthune.- Au bout d’1/4 heure de tours et détours, je
suis à peu prés totalement désorienté, en présence d’un carrefour de
campagne à 5 routes… il faut me renseigner. Pendant que j’étudie le sol
comme un Peau-Rouge arrivent deux ombres dans la nuit. Qui donc, à 1
heure du matin peut circuler ici ? je vous le donne en mille… Il me
semble reconnaître le casque anglais … oui… j’interroge ces noctambules
militaires et ils me répondent « avec des voix de femme »! J’en
suis resté absolument abasourdi et s’ils avaient été parachutistes
ennemies, je n’aurais pu réagir à « l’émotion ».- Les visages roses et
souriants de ces jeunes anglaises, infirmières en goguette, me
rassurèrent rapidement et c’est ainsi que quelques minutes après par les
corons miniers, je traversai rapidement Béthune endormi, pour gagner la
route de St Pol.-
Bruay.- Un seul avion repose sur le petit champ d’aviation.- La densité
du flot descendant des voitures à tendance à s’épaissir, mais aucun
arrêt nulle part.- En sens inverse circulation presque inexistante, si
ce n’est ces camions anglais qui vont toujours très vite et ne
transportent jamais grand’chose.- Et pourtant… je m’attends à chaque
instant à voir monter les renforts dont nous avons certainement besoin
pour colmater les brèches faites un peu partout par les chars allemands.
J’ai vu hier des officiers arrivant de Maubeuge où ils étaient en
contact direct avec les tanks : je sais par eux qu’il y a là un
« trou »… il faudra bien que les renforts passent quelque part pour le
boucher, ce trou !- Vais-je les rencontrer, ces renforts ?-
A …. km de St Pol, à hauteur de l’intersection des routes de Bruay et
de Lillers c’est l’embouteillage complet.- En admettant même que la
circulation soit faite strictement à sens unique, l’étroitesse des rues
de St Pol ne permet pas l’écoulement du flot de voitures venant de trois
directions. Il faudrait un service d’ordre considérable : quelques
soldats et officiers de bonne volonté se dépensent sans compter… On me
dit qu’on a vu « un gendarme » qui demande de garder un côté de la route
pour une colonne montante…- Toujours est-il que je parviens péniblement
à la fameuse intersection, qui constitue actuellement le point sensible
de la circulation.- Il y a là tout un convoi anglais de voitures de la
croix rouge qui demande de grâce le passage : il se heurte à la masse
des autos qui se replient, et qui, comme de juste en l’absence de
service d’ordre, se doublent, se triplent. Chaque minute passée à
l’arrêt complique la situation, c’est derrière 100-500-1000 voitures de
plus qui achèvent l’encombrement.-
Un petit capitaine des troupes coloniales, béret de chasseur sur la
tête, croissant de Mahomet au revers, revolver au point, cache-nez au
cou (car il fait frisqué) me demande la carte que j’ai à la main. Il
piétine de fureur.- J’arrive à comprendre qu’il est bloqué dans St Pol
depuis plus de deux heures avec un convoi de 400 autos qu’on attend en
ligne de toute urgence : pas moyen d’avancer, chaque minute perdue peut
avoir des conséquences terribles ! Quel tragique drame que de constater
que l’armée en retraite empêche de passer les renforts –car il ne peut
s’agir que des renforts tant espérés – et, en retardant leur passage,
accélère sa perte… Un autre officier signal l’intérêt majeur qui réside à
débloquer ce carrefour avant l’aurore, car voici deux jours de suite
que les allemands viennent le mitrailler au petit jour. Il est 2heures
du matin.-
Constatant l’inutilité des efforts qui, après ½ heure de manœuvres,
n’ont permis le passage qu’à 30 voitures sanitaires, sans faire avancer
d’un seul pouce la marée descendante, je propose la seule mesure
possible qui puisse dégorger la route de Bruay que doit emprunter le
convoi pourtant.- J’ai constaté que la route montant vers le Nord
(Lillers) est peu encombrée, qu’une route de traverse permet de regagner
l’Ouest de St Pol après 20 km de détour.- En avant la musique ! Nous
canalisons toute la circulation par ce circuit, tandis que les habitués
de la route de Paris-Plage nous agonisent de sottises !... Quelques
petites velléités de désobéissance… mais c’est la nuit … c’est la
guerre… et dans l’ombre brille le canon des revolvers… tout le monde
obéit. Le résultat est rapide, dès que 2 ou 300 autos sont passées, la
colonne militaire sanitaire se fraie une route et sa cadence de marche
augmente rapidement.-
Je pars à mon tour en direction de Lillers, puis de …. pour regagner St
Pol par les petits chemins. Sur les hauteurs de …. des camions anglais
déchargent des montagnes de munitions tous les 300 mètres sur les
bas-côtés de la route, il semblerait qu’une ligne provisoire de défense
britannique s’ammorce ici, face à l’Est.- Dans le creux des vallons des
longues théories (sic) de camions anglais « vides » dorment d’un
sommeil paisible sous le regard bienveillant d’une sentinelle.- Je me
perds quelque peu dans les petits chemins, je tourne trop vite à gauche
et me retrouve, après 25 minutes d’auto, à ma grande désolation
exactement à mon point de départ « au point sensible » alors que « le
petit jour » vient de naître. Ma consolation, c’est de constater qu’il
n’y a plus d’embouteillage… c’est d’assister au défilé à pleine allure
des 400 camions de renforts… mais ma désolation c’est de constater qu’il
s’agit « de camions vides » qu’on appelle simplement pour des déplacements de troupe !-
Il fait clair maintenant. Le convoi montant passe vite et
régulièrement. Mais notre colonne descendante va désespérément
lentement : quelques mètres toutes les 5 minutes… Nous sommes à cet
instant submergés par une vague de cyclistes belges : ils nous dépassent
à toute allure par la droite, par la gauche, s’interpellant de loin
avec des voix de stentor si particulières aux flamands… ils bourlinguent
entre les voitures d’un côté à l’autre des fossés sans s’occuper le
moins du monde s’ils gênent la circulation militaire… et ils la gênent ;
les camions militaires doivent sans cesse freiner pour éviter les
accidents.- Tous ces bécaniers sont pourtant en uniforme et ils
devraient faire attention. La grande
majorité relève de régiment de chasseurs ardennais. Petits hommes
râblés, bien découplés, agiles et jeunes. Tenue élégante, de couleur
réséda, bandes molletières bleue marine, bérets basques bleu et réséda,
fièrement collés sur le coin d’une oreille. Tout ce qu’il faut pour
former un groupe-franc, ou des unités d’attaque.-
Contrastant avec eux, voici les gendarmes belges avec leurs sombres
houppelandes, et tout le personnel des chemins de fer, galonné comme des
généraux d’autrefois, et coiffé de l’invraisemblable képi noir et rouge
à multiples étages.- Tout ce monde roule à tout allure, sans aucun
bagage, sans aucune arme, sauf la gourde des coureurs qu’on lampe de
temps à autre. C’est une véritable course cycliste du temps de paix… on
s’enfuit sans remords apparent… je dirais même avec la plus grande
insouciance.-
Je dois encore intervenir à maintes reprises avec le Capitaine Houdiard
auquel je rends ici hommage pour son dévouement de tous les instants,
pour améliorer la circulation.- Les chasseurs ardennais obéissent bien
en général, il semble y avoir esprit de discipline, et je suis étonné de
me voir salué par eux à plusieurs reprises au passage alors que
personne ne salue en dehors d’eux.- Je commence à être exaspéré par les
voitures belges qui cherche toujours à doubler la file : c’est toujours
des belges et bien rarement des français : un peu plus tard, il faudra
pour eux en venir à la menace du pistolet.-
Nous ne parviendrons ainsi à pénétrer dans St Pol qu’à 6heures 30 du
matin. Nos derniers 4km ont été avalé en 2heures, c'est-à-dire à la
vitesse de 2 km/h !- Il y a bien eu quelques avions dans le ciel, mais
comme la D.C.A. n’intervient pas nous supposons qu’ils ne sont pas
allemands.- Nous sommes quelque peu surpris à l’entrée de St Pol de
constater comme un mouvement de reflux dans la circulation, des voitures
militaires remontent en sens inverse… Nous reconnaissons des unités de
Lille parties en même temps que nous… Le Capitaine Houdiard parti à
pied en avant en reconnaissance revient avec les bras au ciel… Que se
passe-t-il ?...
(suite dans le doc Word)
(suite dans le doc Word)
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